Il est 6h45, ce mercredi, sur la chaîne de télévision américaine locale WDBJ 7. Scène d'interview ordinaire, en direct du Bridgewater Plaza, un centre commercial de Moneta, en Virginie. La journaliste Alison Parker, 24 ans, tee-shirt noir et jupe rouge vif, interroge Vicki Gardner, la présidente d'une chambre de commerce locale. Les deux femmes devisent tranquillement, souriantes. Un coup de feu retentit, puis deux, puis trois. «Oh my god, oh my god !» crie Alison Parker. La caméra tombe brusquement au sol, continuant à filmer. On aperçoit brièvement le tireur. Retour en plateau, la présentatrice du journal reprend l'antenne en urgence, choquée. On apprendra quelques minutes plus tard qu'Alison Parker et Adam Ward, son cameraman, sont morts. Les images de leur assassinat en direct tournent en boucle sur les réseaux sociaux.
Débat dans les rédactions des sites d'informations en ligne. Faut-il relayer ces images ? Pour Barbie Zelizer, chercheuse et professeure en théorie des médias à l'Université de Pennsylvanie, aux Etats-Unis, la réponse est oui. Interrogée par Libération, elle estime que «ces images doivent être montrées, même si je sais que mon avis sur la question est très minoritaire. Notre monde est visuel, et même si nous ne voyons pas les images, nous arrangeons et comblons dans nos têtes ce que nous ne pouvons voir». La question se reposera quelques heures plus tard.
Il est 11 heures, sur Facebook et Twitter. Vesper Lee Flanagan, plus connu sous son nom de journaliste, Bryce Williams, poste une vidéo tournée avec son téléphone, qui donne un éclairage glaçant sur le déroulement précis du meurtre de ses anciens collègues de WDBJ 7. Quatre heures plus tôt, sur la plateforme en bois du Bridgewater Plaza, Vesper Flanagan est arrivé par la droite, en silence. Sur les images filmées en caméra subjective, on le voit se placer à quelques centimètres de ses futures victimes. Presque à leur contact. Il semble particulièrement calme, et prend même le temps d’ajuster la qualité de l’image de son téléphone.
Douze coups de feu
Dans sa main droite, il tient un Glock de calibre 9 mm qu'il pointe sur Alison Parker. «Bitch» («salope»), chuchote-t-il. Personne ne fait attention à lui, il patiente. Adam Ward est en train de filmer les alentours du lac Smith Moutain, où se trouve le centre commercial, pour donner un peu d'ambiance à l'interview. Flanagan attend qu'il tourne sa caméra vers la journaliste pour ouvrir le feu. Il sait sans doute que l'interview est retransmise en direct. Trois coups partent. On la voit s'enfuir. Elle hurle. L'image devient noire. Douze coups de feu supplémentaires retentissent. Alison Parker et Adam Ward sont morts.
En postant sa vidéo, Vesper Flanagan, qui s'est suicidé quelques heures plus tard, sait qu'elle va tout de suite bénéficier d'une diffusion massive. En quelques minutes, son post contenant la vidéo est retweeté plus de mille fois. Forcément, pourrait-on dire. Plus encore que la première vidéo, celle du tueur suscite un dégoût général autant qu'une fascination malsaine. «Visuellement, l'effet est le même. C'est bien sûr horrible, mais les images nous attirent et nous marquent, indépendamment du fait que leur prise soit intentionnelle ou non», explique Barbie Zelizer.
L’auteur du double meurtre peut compter sur un réflexe journalistique : quand, après une attaque, apparaît le nom d’un suspect, tout le monde se jette sur Google et tape son nom. A-t-il une page Facebook ? Un compte Twitter ? A-t-il posté des photos, des messages annonçant ou expliquant son geste ? Le plus souvent, le journaliste affamé - mais aussi n’importe quel internaute curieux - tombe sur un profil Facebook fermé au public, et télécharge les quelques photos dégotées au hasard de ses recherches. Quitte à emmêler, parfois, les noms et les visages ; certains homonymes du suspect, ou des gens qui ont le malheur de lui ressembler un peu, se retrouvent jetés en pâture sans avoir rien demandé.
Problématique «autoplay»
Mercredi, le nom de Vesper Flanagan ne renvoyait pas à grand-chose. Ses comptes sociaux avaient été ouverts sous son pseudonyme. Et, comme s’il avait su que ses confrères et consœurs se jetteraient à la recherche de ses pages, il les a soigneusement remplies à l’avance, distillant des éléments sur sa vie, son passé de mannequin - un véritable dossier de presse prêt à l’emploi, complété par un fax de 23 pages envoyé à la chaîne ABC pour expliquer son geste.
Le 12 août, deux semaines avant le crime, Flanagan alias Williams commence à tweeter. «Il fait beau aujourd'hui», écrit-il banalement. Puis quelques selfies, une photo de son lit, une vidéo de ses chats… A une semaine de son acte, il poste des images de lui, enfant, sourire aux lèvres, mais aussi la photo d'un article de presse relatant les poursuites qu'il avait engagées contre une chaîne de télévision l'ayant précédemment employé. Six jours passent, sans nouvelle publication. Et puis, mercredi, tout redémarre. Quand son nom commence à circuler, Vesper Flanagan recommence à tweeter, et justifie : «Alison avait fait des commentaires racistes. Ils l'ont embauchée après ça ?»
Aussitôt après la parution de la vidéo de Flanagan, de nombreux internautes appellent à signaler le compte pour obtenir sa fermeture. Twitter réagira au bout de quelques minutes, Facebook un peu plus tard. En attendant, de nombreuses personnes ont pris conscience que «l’autoplay» - une option activée par défaut, à laquelle elles n’ont jamais fait attention, et qui met automatiquement en lecture les vidéos de chats qui tombent de meubles ou de cousins bourrés à un mariage - devient problématique quand s’imposent à leurs yeux les images d’une tuerie.
Mais pour Barbie Zelizer, ces images ne sont que la version moderne des photos-trophées des temps de guerre ou des lieux de torture, rendues accessibles, voire invasives, par les réseaux sociaux : pour voir la mort en images, plus vraiment besoin d'aller la chercher. Qu'elles soient devenues virales sur les réseaux sociaux ne les rend donc pas singulières, selon elle : «Ces images ont toujours existé, elles étaient juste moins facilement et moins rapidement disponibles. Les réseaux sociaux constituent une différence de degré, pas de nature.»
«Premier réflexe»
Ce qui est plus atypique, c'est l'immédiateté des hommages du compagnon d'Alison Parker à la jeune femme. Une heure à peine après le drame, Chris Hurst partage publiquement sur Facebook et Twitter des photos de leur idylle, accompagnées d'un texte écrit à chaud. Le tireur n'est pas encore arrêté, son nom n'est pas connu, et les médias nationaux et internationaux commencent tout juste à s'intéresser à l'histoire. Chris Hurst y mentionne le compte de sa petite amie, comme si elle était encore en vie. Il publie des images du couple tirées de soirées ou de vacances. Lui en cravate, elle en robe de soirée. Confidence : «Nous ne l'avons pas rendu public, mais Alison et moi étions très amoureux. Nous venions d'emménager ensemble. […] Nous étions ensemble depuis presque neuf mois. C'était les neuf meilleurs mois de nos vies. Nous voulions nous marier.» Pour lui, ce message à chaud est une façon de dire adieu à sa compagne : «Je PARTAGERAI son histoire, parce qu'elle est pleine de vie, de rêves, d'amour et de journalisme brillant.» Sa publication fait presque office de faire-part.
Une fois encore, tous les médias la reprennent. Avec, en fond, cette question : qu'est-ce qui pousse un petit ami en état de choc à témoigner si rapidement en ligne ? «Les réseaux sociaux sont devenus pour bon nombre d'entre nous un journal intime exposé à la vue de tous. Ces plateformes ont su créer chez certains une dépendance en s'installant dans nos vies du réveil au coucher, jusqu'à s'imposer comme le premier réflexe pour y exposer les peines les plus personnelles», expliquait il y a peu à Libération la psychologue Vanessa Lalo, spécialiste des questions numériques.