Le jeune homme serre précieusement contre lui les rares affaires qu'il tient entassées dans un sac plastique : une couverture, quelques vêtements de rechange. A la gare de Tabanovce, où vient de le recracher un train aux wagons sales rempli de migrants, comme lui presque tous syriens, les réfugiés demandent : «La Serbie, c'est par là ?» Ils regardent la route qui s'enfonce dans la nuit vers un nouveau pays, encore inconnu. A 18 ans, à un an de son bac, Khaled a quitté la Syrie il y a tout juste une semaine, et il a déjà traversé trois Etats : la Turquie, la Grèce et la Macédoine. Il est arrivé ce samedi matin à 7 h 30 à la frontière gréco-macédonienne. Accueilli sur l'aire de transit de Gevgelija, une sorte de terrain vague déblayé par l'armée où ont poussé des préfabriqués montés par le Haut Commissariat aux réfugiés des Nations unies (HCR) et quelques tentes permettant aux déplacés de se reposer à l'ombre, il a été dirigé vers un train. Parti à 17 heures, ce convoi de quatre wagons est arrivé à 21 h 30. Le jeune homme aura passé en tout et pour tout quatorze heures en Macédoine.
Soixante-douze heures de transit
Ce petit pays, qui fit autrefois partie de la Yougoslavie socialiste, s’appelle aujourd’hui officiellement Ancienne République yougoslave de Macédoine. Pour la simple raison que la Grèce voisine lui dénie le droit de porter un nom qui, à ses yeux, n’appartient qu’à son patrimoine. La Macédoine a essayé toutes sortes de politiques vis-à-vis de la question des migrants (blocage des gens et des frontières, répression, état d’urgence), avant de finalement opter pour le «tout ouvert» face au flot continu. L’essentiel étant, pour ce pays pauvre de 2 millions d’habitants dont un tiers ou presque de chômeurs, que les déplacés poursuivent leur migration vers des terres d’accueil plus riches. Fini les tracasseries, l’interdiction d’utiliser les transports publics, les rencontres du troisième type avec les mafieux et les pickpockets, les kidnappings, les longues marches de nuit sur les voies ferrées, la mort imminente par épuisement ou tamponnage avec un train, les flics véreux ou les employés indélicats, les vélos vendus à des prix exorbitants : depuis que le Parlement a voté, mi-juin, une loi autorisant les déplacés à transiter pendant soixante-douze heures sur le territoire, le migrant qui traverse la Macédoine a désormais un boulevard devant lui. Théoriquement, il peut demander l’asile. Mais seules une trentaine de personnes ont fait ce choix. C’est très peu, si on considère qu’environ 3 000 personnes - un chiffre donné par Alexandra Krause, du HCR, à Gevgelija - traversent le pays chaque jour.
Khaled, l'air bravache sous son canotier, n'a pas songé une seule fois à arrêter là son périple. Il veut gagner l'Allemagne, y passer son bac, et entreprendre des études de médecine. Ses parents, ses frères et sœurs sont encore à Idlib, dans le Nord-Est syrien, ville entièrement contrôlée par le Front al-Nusra. C'est la raison pour laquelle il demande à ce qu'on n'utilise pas son vrai prénom et qu'on ne le photographie pas. «Nous avons tout eu, Daech, Al-Nusra, l'Armée syrienne libre et, bien sûr, les bombardements de Bachar al-Assad. Trois de mes amis sont morts sous les barils d'explosifs que son armée jette sur la région. Pas question de rester là-bas», explique-t-il. Et se battre ? «Pour qui, pour quoi, ils ont tous tort. Daech, Al-Nusra, le gouvernement, c'est du pareil au même. Ils n'ont d'islamique que le nom. Ce n'est pas ça, être croyant», assure le lycéen, qui n'en revient pas d'être allé si vite. «C'est sans doute parce que je suis seul et mobile. Regardez autour de nous ces familles», dit-il en montrant ses compagnons d'infortune, eux aussi originaires d'Idlib : une famille de six personnes, dont quatre enfants, partie il y a trois mois, et un jeune couple - Youssef, infirmier, et sa femme, âgée de 18 ans, enceinte - sur la route depuis deux mois. Khaled compte : il a mis deux jours pour arriver en Turquie, un autre pour arriver sur l'île de Kos, en Grèce. «C'est là que ce fut le plus dangereux. Notre embarcation, un petit bateau de 5 mètres, a échoué sur un rocher. Déjà, on avait dû écoper tout du long. On a appelé la police grecque», dit-il, en exhibant fièrement le smartphone qui ne l'a pas quitté depuis son départ. Mais l'aide n'est pas venue, et les 38 personnes qui avaient pris place dans la barque n'ont plus eu qu'à marcher jusqu'au poste de police. «Ils nous ont envoyés dans un abri, nous ont donné un document, et, au bout de deux jours, on a eu un billet pour Athènes. Là-bas, on a pris un billet de train pour la frontière gréco-macédonienne. Dans ce train, un de mes amis s'est fait voler son sac. A l'arrivée à la frontière, il y avait la Croix-Rouge, l'Unicef. Tout le monde a reçu de l'aide», raconte le jeune homme. L'Unicef, qui installe des aires de jeu pour les petits, a récemment constaté qu'un tiers des migrants ont désormais des enfants.
«Frontières ouvertes»
Grecs et Macédoniens ont oublié, à l'occasion de cette crise, leurs dissensions liées à la querelle du nom. Ils partagent le même objectif : que les migrants ne restent pas coincés chez eux, car ils n'ont pas les moyens de les accueillir, ni à long ni à moyen terme. La Macédoine n'a jusqu'à présent reçu que 90 000 euros d'aide européenne, a révélé la semaine dernière son ministre des Affaires étrangères, Nikola Poposki. Alors les deux polices, grecque et macédonienne, coopèrent, reconnaît au poste-frontière de Gevgelija un responsable des forces de l'ordre. Elles font passer les migrants par groupes de 50 à 60. Ainsi, sans précipitation, les policiers macédoniens peuvent les enregistrer, leur donner un laissez-passer de soixante-douze heures, et les faire attendre le premier train. Tout ça avec la coopération du HCR, qui veille à ce que cette procédure se passe dans «le respect de la dignité» des migrants, raconte Lorenzo Leonelli, un responsable italien sur le terrain, à Gevgelija. Le HCR s'emploie à améliorer les conditions d'accueil sur cette «aire de transit», prévoit de créer douches et sanitaires. «On travaille avec le gouvernement pour conserver des frontières ouvertes. Les gens ne veulent pas rester. La position du HCR est que c'est à eux de décider où ils vont demander protection», explique l'humanitaire.
Arrivé à Tabanovce, à quelque 180 km de Gevgelija, Khaled n'y restera que vingt minutes. Le temps de recevoir une bouteille d'eau, un sandwich, et de marcher vers la Serbie, distante d'à peine 300 mètres. En route, il s'est fait des amis, venus aussi d'Idlib. «Je t'aiderai, j'ai un cousin en Allemagne», lui avait dit Youssef, l'infirmier âgé de 24 ans. Mais Youssef n'est pas arrivé à Tabanovce. Sa femme, à neuf mois de grossesse, a été jugée trop fatiguée pour prendre le train. A chaque arrêt, il y a au moins un médecin prêt à intervenir si nécessaire. «Jeudi, nous avons eu un bébé d'un jour dont le cordon ombilical n'était pas encore tombé», raconte Lence Zdravkin, une bénévole, jeune grand-mère qui fait tous les jours le chemin qui la sépare de Vélès (centre), où elle vie, à Gevgelija pour aider les déplacés. Tout ce qui est nourriture, eau, couches ou vêtements est en fait un don des citoyens mobilisés. «Ces gens qui partout nous aident, cela force le respect», dira Youssef, ému aux larmes.
C'est aussi avec émotion que Gabriela Andreevka, une interprète de 24 ans, se souvient de l'époque où les réfugiés erraient pendant des jours à pied dans les villages. «On n'a plus vraiment le temps de faire connaissance, dit-elle. Mais je corresponds avec beaucoup d'entre eux sur Facebook. Je leur dis comment c'est ici, et eux parlent à ceux qui sont encore au pays et veulent tenter leur chance.» Difficile de savoir si Facebook, Viber, Skype ou WhatsApp ont une quelconque responsabilité dans l'accélération des migrations. Mais une chose est sûre : les réfugiés, toutes nationalités confondues, savent qu'il ne faut pas passer par la Bulgarie à cause du mur, mais par la Grèce et les Balkans, et qu'il n'y aura aucun problème avant la Hongrie, où une clôture de fils barbelés destinés à les empêcher de passer le long de la frontière serbe a fini d'être posée samedi soir.
Photo Achilleas Zavallis