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Libération
Reportage

Fin de règne pour Mahmoud Abbas

Accusé de corruption, le président palestinien, 80 ans, voit se profiler d’âpres conflits dans l’organisation de sa succession.
Le président palestinien, Mahmoud Abbas, lors d'une prière-hommage à Ramallah, en avril 2013. (Photo Mohamed Torokman. Reuters)
publié le 31 août 2015 à 19h16

En oubliant la colonie israélienne de Psagot, qui surplombe la ville, on pourrait presque imaginer que Ramallah est une ville ouverte et prospère. Autour de la place Al-Menara et son centre commercial constamment encombré de véhicules, les magasins et restaurants ne désemplissent pas et les trottoirs débordent de passants. Mais cette image insouciante est factice. Si les Palestiniens sont toujours aussi accueillants, ils hésitent désormais à parler politique en public et s'en tirent par des pirouettes. «No comment, my friend. One day, it will be better. Inch Allah !» lâche Eddy, ex-activiste des Tanzim - une des branches armées du Fatah -, lorsque nous tentons d'évoquer le retrait éventuel de l'octogénaire président palestinien, Mahmoud Abbas, et les affaires qui salissent son entourage depuis quelques mois. L'Autorité palestinienne n'est pas la Corée du Nord mais, à l'instar d'Eddy, les habitants de Ramallah et du reste de la Cisjordanie savent qu'il vaut mieux ne pas critiquer la sulta («le pouvoir»). Encore moins évoquer les dérives du système, à commencer par la construction d'un palais à Surda, ville résidentielle à 6 kilomètres de Ramallah.

Censément réservé aux hôtes de marque de l'Autorité palestinienne, ce domaine doté de deux aires d'atterrissage s'étendra sur 2,7 hectares lorsqu'il sera achevé dans deux ans. Coût annoncé : 13 millions de dollars (11,5 millions d'euros). Une somme importante lorsqu'on sait que l'Autorité palestinienne est en déficit budgétaire chronique et que les pays arabes, l'Union européenne et d'autres donateurs traditionnels ont beaucoup moins de ressources qu'auparavant à lui consacrer. «Les gens acceptent que l'Autorité reçoive ses visiteurs de marque avec les honneurs et que cette hospitalité ait un prix. Le problème, c'est qu'ils sont persuadés qu'Abbas va s'installer dans ce palais avec ses fils alors qu'ils peinent à boucler leurs fins de mois, affirme Omar, consultant en marketing, qui affectionne la Vie, un café branché de Ramallah. Il y a beaucoup de prébendes et de passe-droits au sein de l'Autorité palestinienne. Chez nous, ceux qui n'ont pas de connexions sont condamnés à aller travailler comme maçons sur les chantiers israéliens ou comme plongeurs non déclarés dans les restaurants de Jérusalem-Ouest [la partie juive de la ville, ndlr]

Piqué au vif, l'entourage présidentiel multiplie les démentis à propos du futur usage du palais. Mais il convainc d'autant moins que les partisans du Hamas - du moins ceux qui n'ont pas été arrêtés par les services de sécurité de l'Autorité palestinienne - alimentent la rumeur avec le soutien des radiotélévisions de l'organisation islamiste, lesquelles tirent à boulets verts sur «ce président corrompu aux ordres de l'ennemi sioniste».

Les bonzes du Fatah

L'«affaire du palais» a éclaté une semaine après la publication sur les réseaux sociaux de documents accablants pour Majdi al-Khaldi, conseiller aux affaires diplomatiques d'Abbas. L'homme aurait profité d'un séjour à Bahreïn pour solliciter de l'émir un don de 4 millions de dollars afin d'ériger un quartier dans la banlieue de Ramallah. L'Autorité palestinienne présentait le projet comme une initiative stratégique visant à «barrer l'expansion des colonies israéliennes». En réalité, il s'agissait de créer un lotissement de luxe réservé aux privilégiés du régime, aux bonzes du Fatah et à leurs descendants. Bref, à ceux que les Palestiniens de la rue surnomment avec mépris «la Clique».

Cerise sur le gâteau, d'autres documents, publié sur Internet, ont carbonisé Nazmi Muhana, un haut fonctionnaire catalogué «Fatah pur jus» qui a demandé l'équivalent de 12 000 euros à l'Autorité pour payer les frais scolaires de sa fille et le traitement médical de ses proches en Jordanie. «Nous n'avons jamais rien versé !» a rétorqué l'entourage d'Abbas. Mais pour les Palestiniens, ce n'est pas le plus important. A leurs yeux, si Muhana a introduit une demande, c'est qu'il espérait être satisfait. Comme d'autres privilégiés avant lui.

Lorsqu'ils évoquent les affaires, les médias cisjordaniens le font de manière elliptique. Depuis 2011-2012, de nombreux blogueurs et journalistes ont eu des ennuis pour avoir osé se montrer critiques. Certains ont été arrêtés, d'autres convoqués au siège des services de sécurité pour interrogatoire, ou virés, comme Ahmed Zaki, le responsable des informations de la télévision officielle. Et ils ne sont pas les seuls : le 6 novembre, le leader syndical Bassam Zakarneh et son adjoint Muwin Ansawi ont été détenus une semaine parce qu'ils avaient organisé un mouvement visant à décrocher une augmentation de salaire. Puisqu'il fallait leur faire comprendre qu'ils avaient intérêt à se calmer, l'Union des fonctionnaires, leur organisation de 40 000 affiliés, a été temporairement interdite. Quelques dissidents du Fatah, tel Jihad Kharb, ont défendu les syndicalistes contre l'«arbitraire d'Abbas», mais aucune figure importante du parti ne s'est exprimée.

Quant aux ONG Human Rights Watch et Palestinian Human Rights Monitoring Group, leurs dénonciations des pratiques autoritaires de l'Autorité palestinienne n'ont pas empêché la situation de se dégrader. Au point qu'en décembre, un sondage du Centre palestinien d'études politiques - un organisme indépendant - a révélé que 66 % des Palestiniens redoutaient de critiquer Abbas. Un autre sondage, publié une dizaine de jours plus tard, a confirmé que 80 % d'entre eux étaient persuadés que l'Autorité palestinienne était «corrompue» et que le népotisme était l'une de ses principales règles de fonctionnement.

«Le régime s'est durci à partir de 2011-2012, lorsque le printemps arabe battait son plein et que des centaines de révoltés ont manifesté dans les rues de Ramallah en scandant "Abbas dégage !" A ce moment-là, le Président a vraiment eu peur, et, depuis, il voit des complots partout. Une paranoïa encouragée par son entourage, qui lui raconte ce qu'il veut entendre afin de continuer à s'en mettre plein les poches», affirme un ancien étudiant francophone à l'université de Bir Zeit lié au mouvement radical Electronic Intifada. Pour plus de sûreté, le jeune homme nous reçoit dans son studio en colocation de Jérusalem-Est. Autour d'un thé, il nous raconte dans le détail l'affaire de l'expulsion par le Venezuela, le 13 juillet, de plusieurs dizaines d'étudiants palestiniens auxquels le gouvernement de Nicolás Maduro, le successeur d'Hugo Chávez, avait offert une bourse pour effectuer des études de médecine. Or, certains des candidats sélectionnés ne résidaient pas en Cisjordanie mais en Jordanie, et d'autres ne disposaient pas du cursus scientifique exigé. A l'en croire, l'Autorité palestinienne ne les avait pas choisis pour leurs compétences mais parce que leurs parents, affiliés au Fatah, voulaient leur offrir des vacances à l'œil.

Ennemi intime

Pour de nombreux Palestiniens, ces scandales à répétition posent la question du départ d'Abbas, qui ne semble pas prêt à décrocher même s'il prétend souvent le contraire. En tout cas, les candidats à sa succession savent qu'ils vont au-devant de gros ennuis. Ennemi intime d'Abbas et ex-responsable de la Sécurité préventive de Gaza en exil à l'étranger, Mohammed Dahlan a ainsi été poursuivi pour «corruption et blanchiment» avant d'être disculpé par un tribunal de Ramallah. Egalement présidentiable, l'ex-Premier ministre Salam Fayyad, personnalité indépendante unanimement respectée à l'étranger, a aussi eu droit à une perquisition le 22 juin. Motif ? «Corruption et blanchiment.» Quant à l'ex-numéro 2 de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) Yasser Abed Rabbo, Abbas, qui ne supportait plus ses critiques, l'a abruptement limogé au milieu de l'été avant de démissionner de sa présidence pour provoquer des élections dès septembre. Objectif : mieux contrôler cette organisation regroupant tous les mouvements palestiniens excepté le Hamas, en installant à sa tête un panel de courtisans dont il sait qu'il n'a rien à craindre.