Les quatre allégories - l’Armée, l’Agriculture, la Science et l’Industrie, la Construction -, piliers d’une société communiste idéalisée, étaient les dernières statues soviétiques de Vilnius, érigées en 1952 à chaque extrémité du Pont-Vert. Point névralgique de la capitale lituanienne, cet ouvrage relie le centre historique aux quartiers résidentiels. Il était presque impossible de ne pas passer devant leurs visages plutôt austères, mais confiants dans des lendemains radieux, comme le voulait l’époque stalinienne. Aujourd’hui, les piédestaux sont vides, après plusieurs mois, voire d’années, de tergiversations sur leur sort.
Déportés en Sibérie
A peine élu en mars, le maire de Vilnius, Remigijus Simasius, avait annoncé que les statues ne resteraient pas en place. Grignotées par la rouille, elles représentaient une menace pour les passants. Elles ont été démantelées les 19 et 20 juillet. Une décision technique, qui cache un choix politique. Ce néant réjouit aujourd'hui beaucoup de Lituaniens, comme le trentenaire Donatas Bakanas, né quelques années avant l'indépendance de la Lituanie en 1990. En octobre, il a lancé une pétition, signée par plusieurs milliers de personnes, pour demander leur démantèlement : «Leur place est dans un musée, le centre de la capitale n'est pas l'endroit adéquat pour exposer publiquement nos abcès historiques», racontait le jeune homme au lendemain du déboulonnage. Une expérience vécue intimement : une partie de sa famille a été déportée après la Seconde Guerre mondiale, et elle est finalement restée en Russie.
«Ce pont était une humiliation permanente pour les personnes déportées en Sibérie et qui en sont revenues, pour leurs familles qui l'empruntent régulièrement», explique Agne Kaniauskaite qui, à la tête des jeunes conservateurs, avait lancé une pétition concurrente signée par plus de 5 000 personnes. A partir de 1941 et pendant une décennie, plus de 100 000 Lituaniens ont été déportés en Sibérie dans des villages de relégation, et presque autant emmenés dans des camps de travail, souvent pour avoir possédé un peu trop de terres ou avoir joué un rôle intellectuel local important.
Rasa Pakalkiene, journaliste, maudit elle aussi ce Pont-Vert. Un soir de janvier 1977, un de ses amis décroche un bas-relief à la gloire de Lénine dans la poste centrale et le jette par-dessus le parapet dans la Néris. Il atterrit sur une plaque de glace. Des miliciens assistent à la scène. Elle et ses camarades, alors en première année d'architecture, sont rayés définitivement de l'université. «Nous avons été punis pour des motifs uniquement politiques, nos destins ont été brisés», se rappelle la quinquagénaire qui a connu ensuite un parcours chaotique, avant de trouver sa voie. La journaliste s'est prise en photos devant les statues juste avant qu'elles ne soient enlevées. «La réalité doit être maintenant tout autre», estime-t-elle.
Ce qui a relancé le débat, c’est une addition de facteurs géopolitiques : les 25 ans de la déclaration d’indépendance, le 11 mars, couplés à la crise en Ukraine, à l’intensification de la propagande russe et aux craintes de la Lituanie pour sa sécurité. Les survols d’avions militaires russes - transpondeurs éteints, plans de vol non publiés - à proximité de l’espace aérien balte se sont multipliés ces derniers mois. Tous les lundis, le ministère lituanien de la Défense rend public son rapport. Il y a quelques jours, les avions de l’Otan, qui surveillent le ciel balte, ont dû décoller deux fois, dont une pour accompagner un II-20, un avion militaire russe de reconnaissance qui volait radio éteinte. Des statistiques qui se répètent semaine après semaine.
«Le droit d’exister»
Il n'en a donc pas fallu plus pour qu'éditorialistes et réseaux sociaux s'engouffrent dans la brèche et exigent le démantèlement de ces symboles soviétiques toujours en place depuis la chute du mur de Berlin, alors que tous les Lénine et autres dirigeants soviétiques ont été déboulonnés manu militari et mis au parc Gruto. Ce musée privé dédié aux sculptures soviétiques a ouvert le 1er avril 2001, et il est l'un des plus rentables du pays. Un récent décret du ministère de la Culture cessant de protéger les monuments qui représentent des symboles d'un régime d'occupation a renforcé les convictions des antistatues. Les étoiles communistes d'un pont de Kaunas, la deuxième ville du pays, ont été enlevées au printemps.
Dans les débats, la demi-mesure n'a pas eu sa place. «Avec ces sculptures, nous subissons une occupation mentale», a écrit, dans une tribune très politisée, Diana Varnaite, la directrice du département national pour le patrimoine. Ces réactions sont aussi fortes que sont absurdes les tentatives de Moscou de faire vaciller la Lituanie : une procédure du parquet général russe, lancée fin juin, conteste la légalité de l'indépendance des Etats baltes. Elle a été accueillie par des sarcasmes en Lituanie. Même si Donatas Bakanas se sent protégé par l'article 5 du traité de l'Atlantique Nord (qui assure la solidarité entre les pays membres), ainsi que par la présence des nombreux soldats de l'Alliance qui séjournent à tour de rôle en Lituanie et par le futur QG de l'Otan qui ouvrira à l'automne, il a semblé nécessaire de procéder à un grand nettoyage, tout en n'offrant à la Russie aucun prétexte. «Le but de la propagande est bien de trouver une pierre d'achoppement», relève le jeune homme.
Pourtant, des voix se sont élevées contre leur démantèlement. Notamment celle d'une commission d'experts sur le patrimoine : le 10 février, elle a pris la décision de ne pas les retirer de la liste des monuments protégés où elles sont inscrites depuis l'indépendance. «Ces sculptures sont un héritage historique dont il ne faut pas avoir peur, explique Marija Dremaite, historienne et spécialiste de l'époque soviétique. Elles ont été réalisées par sept artistes lituaniens et font partie intégrante de l'histoire de l'art du pays. De ce point de vue, elles ont pour moi le droit d'exister. De toute façon, l'art à cette époque était toujours idéologisé. Et, à cause de cela, elles ont une valeur éducative très forte.» Rasa Cepaitiene, une universitaire spécialisée dans les questions de mémoire et d'histoire, fait remarquer qu'une installation sous le pont, représentant une chaîne, installée en 2009 quand Vilnius fut capitale européenne de la culture, met les sculptures dans leur contexte et rappelle l'aliénation subie par la population pendant les cinquante ans d'occupation.
«Avec le temps qui passe, les études sur le passé soviétique se multiplient, observe-t-elle. Mais il existe encore un véritable fossé entre le discours des intellectuels et la société, dont l’opinion est exacerbée par certains propagandistes. Si l’on se prononce pour conserver ces sculptures, on ne peut être que soit nostalgique de l’époque soviétique, soit un agent russe. Les nuances n’ont pas droit de cité.»
Des vases de fleurs vont être installés à la place des statues. Et une conférence se tiendra à l'automne pour décider de l'avenir des sculptures qui ne reviendront pas sur le pont. Elles attendront patiemment en cage dans l'entrepôt de l'entreprise de voirie qui les a enlevées. Certaines organisations patriotiques font déjà des propositions pour ériger de nouvelles statues en l'honneur des rédacteurs du premier acte d'indépendance en 1918, dont le centenaire approche. La journaliste Rasa Pakalkiene voudrait, elle, laisser le pont en paix. «On l'appelle le Pont-Vert, mettons-y juste de la verdure», conclut-elle.