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Libération
Reportage

A Lesbos, «la crise migratoire est gigantesque»

Quel avenir pour la Grèce ?dossier
Sur l’île grecque, la situation humanitaire ne cesse de se détériorer, malgré les dizaines d’étrangers volontaires venus apporter de l’aide aux demandeurs d’asile qui affluent.
Les demandeurs d'asile en attente de passer devant les services administratifs, à Mytilène, sur l'île grecque de Lesbos, jeudi. (Photo Angelos Tzortzinis. AFP)
publié le 4 septembre 2015 à 20h06

Sur le port de Molyvos, dans le nord de l’île de Lesbos, en Grèce, un bateau des garde-côtes vient d’accoster. Il transporte à son bord 76 réfugiés, syriens pour la plupart. Leur embarcation pneumatique était à la dérive. Le moteur a rendu l’âme. Les garde-côtes sont venus à leur secours. Des hommes, des femmes et des enfants descendent, un peu sonnés. On fournit des couvertures de survie pour les bébés. Les officiers tentent d’organiser une file d’attente pour enregistrer les noms et nationalités. Mais elle ne se dirige pas vers un bureau de police.

Elle va vers Sif, Danoise d’une vingtaine d’années, qui note sur son carnet les identités puis conduit les arrivants vers un camp de fortune, fait de tentes et de bâches. A quelques encablures du port, ce «camp» est coincé derrière les restaurants bondés de touristes, attenant à un petit pré où bêlent des chèvres. Deux cents personnes tentent d’y grappiller quelques heures de repos.

«Heureusement que des gens nous aident, témoigne un garde-côte. Nous ne sommes que quatre, et des bateaux en difficulté, il y en a toute la journée. C'est surtout au nord de l'île que les bateaux arrivent», affirme-t-il, l'air épuisé.

Sif est bénévole. Elle a vu dans les médias l'ampleur de la crise à Lesbos. Sans hésitation, elle a pris un billet d'avion et s'est rendue sur l'île pour «donner un coup de main», pendant une semaine.

Aidée d’un bénévole grec, elle parcourt les petites ruelles de l’élégante station balnéaire en direction du «stock». Là où sont entreposés les quelques biens de première nécessité qui seront distribués aux réfugiés. Des cageots de pommes, du pain de mie et de l’eau.

Dans le nord de l’île, ce sont bien des bénévoles - une quarantaine à la fin du mois d’août - qui font le boulot. Ils viennent souvent des pays nordiques, d’Allemagne, des Pays-Bas. Ils sont généralement jeunes, entre 20 et 25 ans, et se confrontent, presque sans soutien, à cette crise humanitaire majeure. Leur décision de venir a souvent été prise spontanément, en consultant la page Facebook «Help for refugees in Molyvos». Quelques-uns sont envoyés par la Boat Refugee Foundation néerlandaise. Les biens qu’ils fournissent - nourriture, couvertures, vêtements, savons - affluent de toute l’Europe. Des touristes, ainsi que des locaux, font aussi des dons.

Ces volontaires se répartissent les tâches. Certains font office de sentinelles : jumelles au poing, ils guettent l’arrivée des bateaux. D’autres attendent les réfugiés à des points stratégiques, sur la route ou sur la plage pour distribuer quelques vivres. D’autres proposent un «premier accueil» dans des lieux de regroupement informels.

Trois expatriés de longue date les coordonnent. Il y a d’abord Philippa et Eric Kempson, installés à Efthalou, à 5 kilomètres de Molyvos. Ils vivent d’un commerce de sculptures sur bois d’olivier. Mais aujourd’hui, ils passent la majeure partie de leur temps à coordonner l’aide. Il y a aussi Melinda McRostie, tenancière du restaurant Captain’s Stable, sur le port de Molyvos, qui répartit une majorité de ces bénévoles.

Sur le parking près de la gare routière, une mère de famille syrienne, accompagnée de ses deux enfants, demande à Anna, volontaire allemande, où elle peut trouver de quoi s'allonger. Anna, un peu honteuse, n'a d'autre choix que de lui montrer le sol où traînent encore deux bouts de carton déchirés. «Ce sont les derniers», se justifie-t-elle.

Pendant l’été, ce parking a servi de camp non officiel à Molyvos. Après leur débarquement, la grande majorité des réfugiés était conduite sur ce terrain poussiéreux. En attente d’un bus, pour les plus chanceux. Fin août, ils étaient plus de mille, allongés en rangs d’oignon, à passer la nuit, sans accès à un sanitaire. Les bénévoles fournissaient des couvertures, quelques habits secs et de l’eau.

Marcher sous la chaleur pesante

Tous les réfugiés de Molyvos doivent se rendre, d’une manière ou d’une autre, à Mytilène, la capitale de l’île, à 70 kilomètres au sud. C’est là-bas que la police les enregistre officiellement, leur permettant d’obtenir le sauf-conduit nécessaire pour quitter Lesbos, avec l’Allemagne ou la Suède comme horizon. A toute heure du jour où de la nuit, les volontaires expliquent cette situation délicate aux nouveaux venus : les bus ne sont pas assez nombreux pour conduire tout le monde à Mytilène. Beaucoup devront marcher sous la chaleur pesante.

Depuis, les autorités locales, sous la pression de collectifs d'habitants de Molyvos, ont fermé ce «camp», car le parking appartient à l'école de la ville et aurait gêné la rentrée des classes. «Aujourd'hui, les gens n'ont même plus d'endroit où se reposer quelques heures, déplore Philippa Kempson. Les réfugiés doivent directement marcher. C'est le chaos.»

Toute l’île est dépassée par les événements. Le détroit entre la Turquie et le nord de Lesbos ne fait que quelques kilomètres de distance, c’est la première porte d’entrée des réfugiés en Europe. Selon le Haut Commissariat aux réfugiés (HCR), sur les 322 500 traversées de la Méditerranée comptabilisées cette année, près de 205 000 ont été effectuées via la Grèce. La police de Lesbos a recensé 113 541 arrivées sur ses côtes de janvier à août. Et le nombre de débarquements quotidiens ne cesse de croître. 1 000 en début d’année, 2 000 au printemps, jusqu’à 4 000 arrivées journalières fin août. Un afflux ingérable pour une île de 89 000 habitants, qui n’a que peu de ressources propres à mobiliser.

Les autorités sont confrontées à un enjeu simple : elles doivent évacuer le plus de réfugiés possibles vers Athènes, pour éviter l'engorgement. «Il faut davantage de ferrys», s'exclame Simon Clarke, de l'ONG International Rescue Committee. Car depuis la fin août, le nombre de réfugiés en partance est inférieur au nombre de ceux qui arrivent. «Des ferrys supplémentaires ne résoudraient pas le problème, rétorque Amoutzas Pimitrios, capitaine de police sur l'île. Avant de prendre le ferry, nous devons enregistrer ces personnes. Nous arrivons à en enregistrer 3 000 au maximum de nos capacités.»

«Il manque une coordination»

En attendant cet enregistrement, qui dure plusieurs jours, des réfugiés posent leurs tentes dans les parcs de Mytilène, sur le port ou dans le camp semi-organisé de Karatepe, géré avec des organisations non gouvernementales. Lorsque l’affluence à Mytilène est trop importante - on compte parfois 10 000 réfugiés pour une ville de 20 000 habitants -, il arrive que la police locale freine la cadence des allers-retours des bus, pourtant trop peu nombreux, entre le Nord et le Sud. Cela pousse encore plus de réfugiés sur les routes et crée des goulots d’étranglement vers Molyvos.

«Aujourd'hui, à Lesbos, il manque des lieux d'accueil pour les réfugiés, il manque des médecins, des policiers, des garde-côtes. Mais surtout, il manque une coordination de l'action sur l'île. La crise est gigantesque», affirme Kondylia Gogou, chercheuse à Amnesty International. L'Union européenne a récemment débloqué 260 millions d'euros pour la Grèce dans le cadre du fonds «asile, migration et intégration». Reste à voir quand cet argent sortira de la tuyauterie administrative et arrivera à bon port. Car l'urgence est là.

Vendredi, 200 migrants non enregistrés ont tenté de grimper à bord d'un ferry. Des heurts ont eu lieu avec la police et les garde-côtes, qui les ont repoussés, avec jets de pierre d'un côté et tirs de lacrymogènes de l'autre. «Voilà quatre mois que je dis que je tiens une bombe dans mes mains, et la mèche se consume lentement, a expliqué le maire de Mytilène vendredi à la télé ERT, selon Reuters. Il y a deux jours, j'ai demandé que soit déclaré l'état d'urgence. Aujourd'hui, je demande au Premier ministre des mesures de secours immédiates, car la situation n'est plus gérable.»