Mais où est la décence ? Où est le respect de l'intégrité des vivants et des morts ? Où est la limite ? Lundi, une trentaine de personnes, vêtues comme le «petit Aylan» d'un tee-shirt rouge et pour certaines d'un bermuda bleu, se sont rassemblées sur une plage de Rabat, au Maroc. Pendant vingt minutes, elles sont restées la tête dans le sable, dans la position où le corps de cet enfant syrien de 3 ans a été retrouvé sur une plage de Bodrum, en Turquie. «J'ai mal pour cette humanité et je me dis qu'en tant qu'artiste mon devoir est de venir ici pour dire qu'un petit geste peut valoir beaucoup», a expliqué l'actrice Latifa Ahrar, une des organisatrices de cette macabre reconstitution. En Inde, le sculpteur sur sable Sudarsan Pattnaik a modelé une statue géante du garçonnet sur la plage Puri…
En moins d'une semaine la photo de la dépouille d'Aylan est devenue l'icône du calvaire subi par des milliers de migrants noyés en Méditerranée pour avoir voulu fuir la guerre. Des artistes, graphistes, caricaturistes et éditorialistes ont réinterprété cette image, l'ont mise en scène, redessinée, recadrée. Ils l'ont imaginée et politisée. Avec plus ou moins de goût et de talent. Et les meilleures intentions : dénoncer, mobiliser afin que l'émotion ne retombe pas, que les opinions publiques exigent des actes de leurs dirigeants. Et cela a porté : Angela Merkel leur a ouvert les bras, François Hollande a (un peu) décroisé les siens. On a vu des dessins du «petit Aylan» dans une bouteille en forme de SOS, avec des ailes d'ange dans le dos, ou dormant dans la chambre d'enfant qu'il aurait dû connaître. Des abonnés Twitter ont utilisé cette image comme photo d'identification : «Je suis Aylan» a remplacé «Je suis Charlie». A mesure que les déclinaisons virales de cette image se multiplient, un sentiment de malaise nous emplit. Voilà le corps sans vie du «petit Aylan» réduit à l'état de logo, de marque humanitaire certes, mais sans humanité. L'historien américano-nigérian Teju Cole a relevé ces ambiguïtés, en analysant «le cycle de l'indignation et de la compassion sur Internet, lequel ne sert bien souvent qu'à divertir et à rassurer le public occidental. Au lieu de se demander s'il est complice de la tragédie lointaine qu'il est en train de partager sur Facebook, ce public peut se rassurer en se disant qu'il participe à la solution». On le sait, une image n'est pas toute la réalité.«Ici, il n'y a pas d'électricité, pas d'eau. Il est impossible de s'imaginer comment les gens vivent ici», témoignait mardi sur BFM TV le père d'Aylan retourné à Kobané enterrer sa famille. N'est-il pas temps de laisser Aylan reposer tranquille ?