Menu
Libération
Reportage

A Kostroma, l’opposition en rase campagne

La liste d’opposition RPR-Parnass du secteur a été validée par le Kremlin pour les régionales de dimanche. Son leader, Ilya Iachine, veut créer la surprise.
Ilya Iachine tient un meeting dans un square, à Kostroma, mercredi. (Photo Andrey Borodulin. Citizenside)
publié le 11 septembre 2015 à 19h06

«Un seul député de l'opposition, c'est une écharde pour les autorités. C'est le moyen de forcer les fonctionnaires paresseux à travailler. Nous voulons obliger le pouvoir à exécuter ses obligations», déclame Ilya Iachine, tête de liste du parti d'opposition RPR-Parnass à Kostroma (300 kilomètres de Moscou), aux quelques personnes venues l'écouter en ce début d'après-midi. A deux pas de là, de jeunes nationalistes apportent la contradiction : ils distribuent aux passants des tracts aux couleurs des Patriotes de Russie. On y lit qu'Ilya Iachine est un «suppôt des Etats-Unis» qui cherche «à détruire» le pays. Le discours du candidat aux élections régionales (qui se tiennent ce dimanche dans tout le pays) est brusquement interrompu par ce qui ressemble à une querelle simulée. Les Patriotes appellent la police, accusant les militants de Parnass de leur avoir volé des tracts et des brassards.

«Voilà notre quotidien. Tous les jours nous avons affaire à des provocateurs qui essayent de nous empêcher de travailler», soupire Iachine, ancien proche de Boris Nemtsov, le député assassiné le 27 février sous les murs du Kremlin.

Il monte en voiture pour rejoindre un autre quartier, à la rencontre d'habitants, dans le square en bas de leurs immeubles. Il enchaîne six rendez-vous par jour, récitant avec entrain ses promesses de campagne, dénonçant la corruption et l'inefficacité du pouvoir en place, devant un parterre clairsemé de babouchkas un peu dures d'oreille, dont la principale préoccupation est de savoir si les retraites vont augmenter et si lui, Iachine, peut enfin réparer la fuite qui inonde la cave depuis des années.

Petit costume et chaussures cirées, son look smart tranche avec le décor provincial et post-soviétique des zones résidentielles de Kostroma. «Personne ne nous connaît ici. Il faut aller sur le terrain, convaincre chaque électeur», précise-t-il. D'autant que les couleurs du RPR-Parnass sont totalement absentes du paysage urbain, contrairement à celles du parti au pouvoir, Russie unie, et des communistes.

Agitateur professionnel

Sans surprise, l’opposition démocrate n’a eu accès ni aux espaces d’affichage publics ni aux chaînes fédérales de télévision. A 32 ans, le Moscovite Iachine doit donc mettre les bouchées doubles pour se faire connaître ici, à Kostroma. C’est pratiquement un agitateur professionnel, rompu à la vie politique russe, avec ce qu’elle comporte de violence et d’arbitraire. Depuis le milieu des années 2000, il est de toutes les manifs de l’opposition démocratique ; et en décembre 2011, il devient l’un des leaders du mouvement de contestation anti-Poutine qui s’empare de Moscou.

Pour ce scrutin régional, Iachine a placé sa campagne sous l'égide de Boris Nemtsov, son mentor. «Je m'inscris dans son héritage. Je voudrais mettre en pratique l'expérience qu'il a eue à Iaroslavl, qui est une région voisine de Kostroma. Pour les habitants d'ici, son exemple est très compréhensible. Les gens voyaient comment un seul député indépendant parvenait à résoudre des problèmes, même en étant seul contre tous», explique Iachine avec émotion. Durant les dix-huit mois qui ont précédé sa mort, Nemtsov, siégeant au parlement de Iaroslavl, est parvenu à faire sauter quelques gros fonctionnaires véreux. Pour les régionales de 2015, la coalition démocratique, menée par Alexeï Navalny et Mikhaïl Kassianov, a essayé de présenter des candidats dans quatre régions, Novossibirsk, Magadan, Kalouga et Kostroma. Mais partout, sauf à Kostroma, les listes ont été invalidées par les autorités.

Terrain propice

«Autoriser un parti à participer à des élections est une décision qui est prise au Kremlin», assure Iachine. Pourquoi avoir laissé l'opposition s'enregistrer à Kostroma ? «Pour mettre en scène notre cuisante défaite, ricane le candidat. C'est une région difficile, 60 % des électeurs vivent en zone rurale, il ne suffit pas de mener une campagne urbaine. J'ai déjà parcouru des milliers de kilomètres pour rencontrer les habitants des villes les plus reculées.» Contrairement à la région de Novossibirsk, par exemple, où 70 % de la population vit dans la capitale - la troisième ville du pays qui, avec une scène artistique, une élite scientifique et une classe moyenne, présente un terrain beaucoup plus propice à accueillir les idées libérales et démocratiques de la coalition. Et d'où les candidats du RPR-Parnass ont été chassés avec fracas.

Kostroma, joyaux de la Russie impériale, avec son marché néoclassique aux cent arcades et ses blanches églises surplombant la Volga, est aujourd’hui la capitale somnolente d’une région un peu déprimée de 650 000 habitants.

Réputée jadis pour ses manufactures de lin, Kostroma est rongée par le chômage. Les plus actifs fuient, à la recherche d'une vie meilleure à Iaroslavl ou à Moscou. Sans être un terrain de premier choix pour l'opposition anti-Poutine, Kostroma présente toutefois un avantage : c'est l'une des régions aimant le moins Russie unie, qui, en 2011, y avait enregistré l'un des pires scores du pays (30,7 %), battant à peine les communistes. «Dans l'esprit, beaucoup de gens ici sont dans l'opposition. On a plein de raisons de ne pas aimer le pouvoir en place, mais personne n'ira voter pour des politiciens de l'opposition, ils n'ont aucune chance», résume Vladislav, juriste de profession et pêcheur de haut niveau, tout en installant méthodiquement ses cannes à pêche au-dessus de la Volga noyée dans la brume. Il n'ira pas voter. Ça ne sert à rien. «C'est très difficile de convaincre les gens. Ils ne font confiance à personne. Le pouvoir a totalement épuisé son capital de confiance. Et la plupart des gens considèrent que ces élections ne vont rien changer», confirme Olga Dorojkina, originaire de Kostroma et membre de la branche locale du RPR-Parnass. Elle s'active depuis des semaines au QG du parti avec 120 autres volontaires venus des quatre coins de la Russie, pour mener une campagne de terrain combative sous la direction de l'hyper-optimiste Leonid Volkov (il avait fait une grève de la faim contre le blocage de la liste de la coalition à Novossibirsk).

Test politique

Sur la liste du parti, Iachine est suivi par l'ancien vice-gouverneur de Kostroma, Vladimir Andreïtchenko, connu pour avoir déjà tenu tête, en solitaire, aux barons politiques locaux. «Nos chances sont réelles, martèle Volkov. Si nous passons la barre des 5 %, nous détruisons la rhétorique du Kremlin : l'opposition ne représente personne, personne n'en a besoin. Nous leur disons : vous nous avez donné la région la plus reculée, la plus déprimée, la plus rurale et nous entrons au Parlement. Si nous réussissons à Kostroma, cela veut dire qu'à Novossibirsk, Saint-Pétersbourg et ailleurs, nous pourrons obtenir jusqu'à 20 % des voix, et 40 % à Moscou !» Iachine tempère : «Ce scrutin ne va pas changer la face de la vie politique russe. Mais c'est un pas important pour inspirer nos partisans, qui nous donnera un espace de travail pour faire nos preuves. Ce sont les dernières régionales avant les législatives de 2016. De bons résultats augmenteraient nos chances d'être inscrits aux élections de 2016, parce que nous empêcher d'y participer témoignera de manière trop évidente de la peur du Kremlin d'être en compétition avec l'opposition.»

Galop d’essai, donc, pour l’opposition démocratique afin de tester ses capacités, alors qu’elle est mal en point depuis le retour de Poutine au Kremlin en 2012 et le durcissement du régime. C’est aussi l’occasion, peut-être, de briser son image snob et «mosco-centrée» d’intellos réunis dans les cafés branchés de la capitale qui ne mettent jamais les pieds en province.