Jamais à court d'une boutade, le quotidien populaire The Sun a proposé de fêter, à sa manière, la victoire éclatante (59,6 % des voix) de Jeremy Corbyn à la tête du Labour. Il offre à ses lecteurs la possibilité de gagner un marcel blanc, remis à la mode par le nouveau leader du Parti travailliste. Ce dernier avait révélé cet été qu'il achetait ses débardeurs à son marché local, à 1,50 livre sterling (2 euros) pièce, ou quatre pour 5 livres. L'anecdote est caractéristique du nouveau dirigeant : Jeremy Corbyn se moque des apparences et de ce que l'on pense de lui, et il pourrait bien ressusciter toute une série d'emblèmes des années 70 et 80. Avec le marcel, la barbe - il est quintuple vainqueur de la plus belle barbe parlementaire - est aussi de retour dans les diktats de la mode.
Plusieurs heures après sa victoire phénoménale à la tête des travaillistes, le sentiment de stupéfaction continuait de dominer au sein du parti. Jeremy Corbyn apparaissait presque paralysé. Sur les photos, il est ainsi le seul à ne pas sourire, encadré pourtant par des masses de visages hilares. Lui qui a passé trente-deux ans au Parlement aux marges de son parti, souvent en porte-à-faux par rapport à la ligne officielle - il a voté 533 fois contre sa formation depuis 1997 -, se retrouve projeté nouveau phare du Labour, en charge de lui donner une nouvelle direction, armé des mêmes idées qu’il défend depuis des décennies.
Petit jardin
A 66 ans, Jeremy Corbyn, député d'Islington-Nord, un quartier du nord-est de Londres, découvre une situation paradoxale. Il incarne le renouveau, une fraîcheur et un espoir disparus de la politique britannique. Or, ses convictions de gauche, loin, très loin de la social-démocratie prônée par Tony Blair et ses successeurs, n'ont pas varié d'un iota depuis les années 70. D'ailleurs, quelques heures après sa victoire, il était dans un pub proche du Parlement, sans pinte à la main puisqu'il ne boit jamais (il est aussi végétarien), et chantait à tue-tête Red Flag, l'hymne semi-officiel du Labour Party jusqu'à ce que le New Labour de Tony Blair tente de l'oublier un peu.
Avec ses 59,6 %, Jeremy Corbyn a remporté presque trois points de plus que Tony Blair en 1994. Mais surtout, il a séduit toutes les franges du corps électoral. Sans surprise, les syndicats ont voté en masse pour lui - avant son entrée en politique, il a travaillé pour eux - et les membres à part entière du parti ont voté à plus de 50 % en sa faveur.
Mais c’est auprès des sympathisants - contre 3 livres sterling, il était possible de voter - qu’il a remporté le plus de suffrages. Les plus jeunes notamment, et les plus âgés, se sont reconnus dans son discours prônant l’égalité des chances, une société plus juste. Sa simplicité, son ascétisme presque, ont séduit, face à des politiques trop lisses, habillés chez les mêmes tailleurs, éduqués dans les mêmes universités. Jeremy Corbyn n’a pas fait d’études, roule à vélo, n’a jamais possédé de voiture et adore cultiver son petit jardin ouvrier. Il fabrique d’ailleurs une très bonne confiture de fraises avec ses récoltes, racontent ses proches.
De tous les parlementaires, il est celui qui dépense le moins en notes de frais et reconnaît mener une vie frugale, entièrement consacrée à la politique et aux causes qu’il défend. Ses deux premiers mariages ont souffert de cet engagement absolu. Père de trois fils nés de sa deuxième union, il est aujourd’hui marié à une Mexicaine de vingt ans sa cadette.
L'enthousiasme suscité par sa candidature n'est pas sans rappeler la situation de Podemos en Espagne ou celle de Syriza en Grèce. «Incroyable. C'est le début de quelque chose de très différent pour le Labour», a résumé Jeremy Corbyn. Mais pour plusieurs caciques du parti, c'est une catastrophe en termes de gain électoral possible. Anti-austérité, en faveur d'une hausse des impôts, de la renationalisation des chemins de fer et des sociétés d'énergie, anti-Otan, farouche pacifiste, Jeremy Corbyn incarne une politique qu'avait, depuis longtemps, abandonnée le Labour. «Un parti politique a besoin de trois éléments pour gagner : des valeurs fortes, une identité claire et des politiques que les électeurs estiment cohérentes et capables de fonctionner», a déclaré dans le Sunday Times Lord Mandelson, ex-ministre de Tony Blair. Celui qui fût l'un des architectes du New Labour n'a pas caché que la formation risquait«de glisser dans les oubliettes de l'histoire», et a blâmé les trois rivaux malheureux de Corbyn, Andy Burnham, Yvette Cooper - anciens ministres sous Gordon Brown - et Liz Kendall pour leur incapacité à se «connecter émotionnellement avec les électeurs».
Loyauté
Car le fait que Jeremy Corbyn a séduit presque 250 000 sympathisants du Labour ne signifie pas qu'il sera en position de séduire les électeurs britanniques dans leur ensemble. Le Premier ministre conservateur, David Cameron, a appelé Corbyn pour le féliciter de sa victoire. «La conversation a été tout à fait cordiale», a confié un porte-parole de Downing Street. Et c'est tout aussi cordialement que Cameron a ensuite livré le fond de sa pensée sur Twitter. «Le parti du Labour est désormais une menace pour notre sécurité nationale, pour la sécurité de notre économie et celle de votre famille», a-t-il lancé aux Britanniques.
Jeremy Corbyn a commencé la tâche difficile de former autour de lui une équipe, un shadow cabinet («gouvernement fantôme»). La plupart des jeunes modernistes du parti, partisans d'une ligne plutôt centriste, ont d'ores et déjà indiqué qu'ils ne travailleraient pas avec lui. Il s'est pourtant voulu conciliant. «Pour écarter tout doute, mon leadership se fera autour de l'unité, du rassemblement de tous les talents - avec des femmes représentant la moitié du cabinet fantôme - pour travailler ensemble à tous les niveaux du parti.» Sauf qu'il va lui être difficile de réclamer de ses parlementaires une loyauté que lui-même, au cours de sa longue carrière, n'a pas toujours observée. Comment pourra-t-il composer entre ses profondes convictions, qui n'ont jamais varié, et celles parfois diamétralement opposées des autres députés du Labour ?
Propalestinien, en faveur d’un embargo sur les ventes d’armes à Israël, admirateur de Chávez, partisan de l’unification de l’Irlande et républicain, Jeremy Corbyn assume ses convictions, même controversées. Il a ainsi récemment estimé que la politique de Poutine envers l’Ukraine pouvait se justifier en partie par la tendance expansionniste de l’Otan vers l’Europe de l’Est. Quant à l’Europe, pour le moment, il affirme vouloir la réformer mais rester en son sein, même s’il n’a pas exclu non plus de faire campagne pour une sortie de l’UE au référendum, en fonction des circonstances. Son premier test de nouveau leader commence dès lundi, avec un vote aux Communes sur un projet de loi du gouvernement visant à limiter encore plus le droit de grève. Comme Corbyn a entamé sa carrière politique au sein des syndicats, il pourra jeter tout le poids de sa victoire dans la bagarre. La situation se corsera probablement mercredi lors de sa première séance de questions au Premier ministre à la Chambre des communes.
Jeux de mots
La demi-heure hebdomadaire n’a pas grand-chose à voir avec la politique et ressemble à une séance de catch où le Premier ministre et le leader de l’opposition rivalisent de jeux de mots et d’insultes déguisées en blagues douteuses pour déstabiliser l’interlocuteur. Or, Jeremy Corbyn ne sera pas forcément à l’aise dans cet exercice. Il a la réputation d’être un homme poli, d’un calme olympien, que nul n’a jamais vu s’énerver.
Les rumeurs de putsch sont déjà à l'œuvre. «Aucune chance», a assené Tom Watson, fin stratège du Labour qui avait précipité la chute de Tony Blair. «Tout simplement en raison de l'ampleur de sa victoire.» Le premier test électoral du nouveau Old Labour à la sauce Corbyn aura lieu au printemps, lors des élections au Parlement semi-autonome d'Ecosse. Le Labour de Corbyn saura-t-il ramener au bercail les travaillistes écossais qui ont, en masse, déserté le parti fondé par l'un des leurs, Keir Hardie, en 1900 ? L'avenir du Labour, et de Corbyn, dépendra sans doute de ce scrutin. Le Sun l'a d'ores et déjà enterré. Dimanche, il affichait sur sa première page une poubelle ornée d'un «Labour Party, 1900-2015», et jouait avec les mots «Corbin», une contraction de Corbyn et bin («poubelle» en anglais).