Voilà aussi pourquoi l’Allemagne a provisoirement rétabli dimanche le contrôle aux frontières : son système d’asile, déjà engorgé, n’a pas les moyens de gérer les 70 000 personnes arrivées par Munich depuis le 31 août. Et encore moins si le total annuel s’élève à un million de réfugiés, selon les prédictions lundi du vice-chancelier (SPD) Sigmar Gabriel, qui dépassent la précédente estimation de 800 000, soit déjà quatre fois plus qu’en 2014.
«Si on continue avec le système habituel, ça ne marchera pas. Il faut tout changer», estime Jana Weidhaase, 32 ans, qui travaille à la Bayernkaserne, principal centre d'accueil de la capitale bavaroise. Son souhait ? Plus de souplesse et de rapidité, moins de bureaucratie : car avant de se soucier d'intégration, il faudra faire avancer les dossiers d'asile. Or, de nombreux demandeurs attendent plusieurs années, et ça, c'était avant la vague massive de réfugiés des dernières semaines. «Il y a des dossiers empilés depuis des années déjà, pas seulement des mois», explique la travailleuse sociale selon qui, ces derniers temps, le système traitait surtout les personnes originaires des Balkans : «On sort les gens des Balkans pour mettre des Syriens à la place. En gros, c'est leur plan. Je ne crois pas que ça va marcher.» Car les nouveaux arrivants l'ont déjà fait échouer.
«Rien ne se passe»
La Bavière, en première ligne, essaye de ne garder que 5 % des migrants, selon le «préfet» de Haute-Bavière, Christoph Hillenbrand. Le Land veut dispatcher la majorité vers d'autres régions, sans même les enregistrer. «Si on devait les enregistrer ici, le système s'effondrerait», affirme Jana Weidhaase. Ainsi sont entrées sur le territoire 70 000 personnes sans qu'on relève leurs identités. Une situation inédite qui a aussi conduit au coup de frein de dimanche.
Les structures saturées et les hommes essorés y trouvent un répit, mais le système ne se désengorgera pas de lui-même. Or, pour les demandeurs en Bavière, le premier rendez-vous formel, simplement destiné à monter le dossier, «n'aura lieu qu'en janvier ou février», affirme Jana Weidhaase. Suivra une longue période où le système les oubliera et où, certes logés et pourvus d'un pécule, les demandeurs n'auront rien à faire. «Personne ne m'a interrogé, se plaint Hasan, un Burkinabé de 32 ans arrivé en 2013. Personne ne connaît mon histoire. Je m'assieds, je retrace ma vie, je n'y vois rien de bon.» «Depuis deux ans, j'attends, indique un Sénégalais de 27 ans, mécanicien auto. Ce n'est pas facile. Mais Dieu décide, et on ne peut pas se plaindre : il y a aussi des Allemands qui souffrent.»
Le pays leur offre un toit et une sécurité de vie, ce qui est déjà énorme. Mais ils sont venus pour beaucoup plus : trouver un avenir. «On mange, on dort, mais on n'est pas heureux. On veut travailler. Pourquoi ils ne nous donnent pas les papiers ?» demande Eva, une cuisinière sierra-léonaise de 31 ans arrivée en janvier avec son mari, sans leurs enfants laissés au pays. Le couple vit dans un conteneur dans un camp où se mêlent Afghans, Erythréens, Syriens, Pakistanais et Macédoniens. Dans le couple, chacun a droit à 240 euros par mois (320 euros pour les célibataires). «Les Allemands sont gentils, on doit leur tirer un grand coup de chapeau, dit Eva. Mais nous, on veut démarrer une nouvelle vie.»
Hélas, il faut attendre, dans des centres d'hébergement souvent disséminés dans la campagne bavaroise, d'où une isolation encore plus pénalisante. «On est assis là, et rien ne se passe, déplore Qasim, 23 ans. On est comme des mendiants. Mais on n'est pas venus pour se regarder dans le blanc des yeux. On a deux bras et deux jambes !»
«Euphorie générale»
Face à cette situation, nombre de citoyens veulent donner un coup de main, et cela peut être une solution. «Il y a une euphorie générale, un peu comme après la Réunification, note Jana Weidhaase. Maintenant, on va voir si ça ne se transforme pas en cauchemar au cas où les blocages persistent.» Dans son entourage, personne ne se dit effrayé devant tant d'arrivées. Sauf certains réfugiés présents depuis longtemps : «Ils se disent que ça a été dur jusqu'à maintenant, et que ça va l'être encore plus.» Surtout pour ceux qui ne viennent pas des pays donnant droit plus facilement à l'asile (Syrie, Irak, Erythrée). «Un jour peut-être, ils taperont à notre porte pour nous dire qu'on doit partir», craint Eva.
En attendant, l'accès au travail a été récemment facilité pour les demandeurs : après trois mois, ils peuvent exercer une activité. Mais il y a des restrictions. «Si je trouve un job, on va d'abord chercher si un Allemand peut le faire», explique Qasim. «Un demandeur d'asile a eu une proposition à Burger King. Mais il l'a perdue, car ils voulaient quelqu'un tout de suite», rapporte Frewoin Tesfaledet, une Erythréenne arrivée à Munich il y a trente-cinq ans, qui aide ses compatriotes. «Alors ils dépriment, ajoute-t-elle. Ils ne parlent que de leurs problèmes de santé : un jour ceci, un jour cela. C'est trop long, cette attente. Ce n'est pas bon.»
L'Allemagne veut sincèrement intégrer les nouveaux arrivants pour booster une économie en manque de bras et une démographie vieillissante, mais cette envie se heurte à la paralysie du système. «Il faut revoir tout le processus, dit aussi Margit Merkle, qui œuvre dans l'association d'aide Flüchtlingshilfe München. Déjà, comment on reçoit les gens ? L'hiver arrive. On ne peut pas les mettre dans des bâtiments sans chauffage comme en été. Et les gens se retrouvent souvent à sept ou huit dans la même chambre, sans intimité, alors qu'ils ne se connaissent pas.»
La question du manque de logements s'annonce cruciale. Déjà en 2014, les résidents de la Bayernkaserne s'étaient mobilisés contre la surpopulation. «Il y avait plus de 2 000 personnes hébergées, raconte Margit Merkle. Le gouvernement a réagi, et c'est passé à 1 200. Maintenant, on doit être à 1 400.» Le problème promet de s'étendre, et dans l'urgence : il va sans doute falloir, dans de nombreuses villes, réquisitionner des gymnases, par exemple. «Que vont dire les habitants en voyant que des cours de sport sont supprimés pour leurs enfants, ou que leur club n'a plus d'endroit pour s'entraîner ?» s'inquiète Margit Merkle.
Au-delà, pour traiter les dossiers, il faudrait massivement embaucher et, selon Jana Weidhaase, des retraités ont déjà été sollicités pour revenir au boulot. Margit Merkle recommande de soutenir plus fermement l'accès au travail : «Ces dernières années, ni le gouvernement ni les entreprises n'ont fait un gros effort en ce sens. Ces gens veulent travailler, et ce sont ces jeunes dont on a besoin avec notre pyramide des âges vieillissante.»
Pour cela, il faut insister sur les indispensables cours de langue. Or, ce n'est souvent que lorsqu'ils sont admis comme réfugiés que l'on s'enquiert de les former sérieusement. Entre-temps, deux ans, ou plus, auront été perdus, et beaucoup d'argent public dépensé. De plus, en Bavière, seuls les mineurs ont droit automatiquement aux cours de langue, les majeurs, eux, bénéficiant du soutien des bénévoles. «Beaucoup veulent aider, remarque Margit Merkle. Ça va pour des cours de base. Mais plus haut, il faut des profs qualifiés.»
«Une sorte de prison»
Dans ce combat pour l'accès à une langue ardue, les Erythréens ne sont pas gâtés. Souvent, ils ne parlent que le tigrigna. Allez trouver des profs pour les former… «Beaucoup arrivent des villages, raconte Frewoin Tesfaledet. Ils ne sont pas très éduqués. En plus, ils ont une mauvaise manie : ils disent toujours oui, comme s'ils avaient compris. Ensuite, ils m'appellent : "Mais qu'est-ce que ça voulait dire au juste ?"»
La vie des migrants est ainsi faite de méprises, parfois fâcheuses. Vendredi, devant la gare de Munich, Eke Osagieduwa, un Nigérian de 34 ans, traîne sa grosse valise rouge sans roulettes sur le pavé. Arrivé la veille de Hongrie, il affirme qu'il a été obligé de s'y enregistrer comme demandeur d'asile : «D'abord, j'ai refusé de donner mes empreintes», car cela le forçait, selon le protocole de Dublin, à voir son dossier traité par la Hongrie. «Alors ils m'ont mis dans une sorte de prison. Au bout d'un mois, j'ai craqué, j'ai accepté. Là, ils ont dit : "Tous ceux entrés illégalement vont passer trois ans en prison." Je me suis échappé.»
Parti depuis plus d’un an et demi du Nigeria, Eke Osagieduwa rêve de se poser. Vendredi, il partait demander l’asile à la Bayernkaserne, pas trop inquiet, l’Allemagne ayant annoncé en août qu’elle ne renverrait plus les demandeurs d’asile dans le pays où ils se sont enregistrés. Mais revirement dimanche : Berlin respecte à nouveau cette règle… Sale coup pour Eke, qui n’est peut-être même pas au courant. Et sale coup pour beaucoup des demandeurs arrivés ces derniers jours : ils se sont aussi enregistrés, contraints et forcés, en Hongrie. Mais c’est peut-être ainsi que le système allemand se désengorgera.
En attendant, cette intégration encore chimérique - le plus gros défi depuis la Réunification - fait aussi évoluer la société allemande. «A Munich, jusqu'il y a quatre ans environ, il n'y avait presque pas de Noirs, raconte Margit Merkle. Quand j'en voyais un, j'avais toujours le réflexe de lui demander : "Dis, tu es du foyer des demandeurs d'asile ?"» Frewoin Tesfaledet ajoute : «Moi, quand je croisais un Noir, je lui faisais toujours un petit bonjour, quelle que soit sa nationalité. Maintenant, ce n'est plus possible, vu le nombre.»