Combien sont-ils, les cercles de l'enfer, ceux qu'ont dû traverser les jeunes filles et femmes yézidies tombées entre les griffes de l'Etat islamique (EI) ? Tout commence par le cercle de la peur, quand les combattants kurdes, qui devaient protéger leur village, les ont brusquement abandonnées. Puis, le cercle de la trahison, quand les tribus arabes de la région, avec lesquelles leurs parents avaient noué des relations amicales de longue date et auxquelles ils offraient belles chaussures et tabac parfumé en échange de leur protection, font subitement alliance avec les miliciens islamistes et participent aux massacres. Il y a celui qui voit les filles razziées, emmenées dans des bus, puis les enfants de plus de 6 ans arrachés à coups de crosse des bras de leur mère. Celui des geôles infectes sous la garde d'hommes toujours cruels. Celui qui les métamorphose en bétail, en «sales truies», comme les islamistes les appellent. Celui des coups quand elles résistent et des tortures pour le plaisir. Enfin, le plus terrible pour ces jeunes filles, celui des viols à répétition dès l'âge de 9 ans et de l'esclavage sexuel. Elles sont des milliers de yézidies à avoir traversé ces cercles et à en être encore prisonnières depuis que les hordes de l'EI se sont abattues sur le Sinjar, dans le nord de l'Irak, capturant plus de 5 000 personnes, surtout des femmes et des enfants. Depuis, quelques-unes ont pu s'enfuir ou être achetées à leurs «propriétaires». C'est l'histoire de Sara, 26 ou 27 ans, qu'elle raconte dans un livre. C'est celle de sa petite sœur, Yasmina, 17 ans, qui, à son tour, s'est échappée en juin.
«Les hommes en noir», raconte Sara, de passage à Paris avec sa sœur, sont arrivés le 4 août 2014 dans son village de Kocho, où ses parents sont des agriculteurs aisés. Ils sont triomphants. Les peshmergas se sont sauvés comme des lapins et des milliers de familles yézidies, celles qui ont pu fuir, se retrouvent encerclées et affamées dans le Sinjar, leur montagne sacrée, où elles se sont réfugiées. A Kocho, les miliciens réclament la conversion à l'islam des habitants. Refus des hommes. Alors les islamistes commencent à s'emparer de tout ce qui a de la valeur. «Si nous voyons une boucle sur l'oreille d'un bébé, on lui coupera l'oreille, une bague sur le doigt d'une femme, on lui coupera le doigt», prévient le chef du groupe. Bientôt, tous les hommes sont fusillés - il y aura six survivants. Les femmes - quelque 700 - sont emmenées, avec les jeunes enfants. Pour les yézidis, c'est le retour de la malédiction. Leur histoire est déjà une longue succession de massacres par les Kurdes musulmans, le califat arabe, l'Empire ottoman. A cause de leur religion, vieille de 6 500 ans, que les musulmans considèrent comme païenne. Aussi, malgré les massacres des hommes et la mise en esclavage des femmes et enfants, comme le remarque Sara, il n'y a aucune manifestation en Irak pour prendre leur défense, pas un seul mollah pour appeler les islamistes à la clémence. «Vous êtes des infidèles», répondent-ils quand les filles leur demandent pourquoi ils sont si cruels. C'est pourquoi ils les obligent aussi à apprendre le Coran et les battent quand elles n'y arrivent pas.
C'est dans une université, près de Tal Afar, que Sara est d'abord détenue. L'endroit est dirigé par un émir (chef religieux) saoudien, obèse et repoussant. En la voyant avec ses compagnes descendre du bus, il s'écrie dans son téléphone : «Nous avons arrêté les jeunes filles de Kocho. Elles sont aussi savoureuses que du miel et du lait de coco.» Heureusement pour Sara, une de ses sœurs lui donne l'un de ses deux enfants, le petit Awar, ce qui lui permet de se déclarer mère et d'échapper au pire. Mais les miliciens s'emparent de sa sœur Yasmina, qui deviendra la captive du numéro 2 de l'EI. Comme Awar n'a que 4 ans, on ne le lui prendra pas. Les autres mères se battent «comme des louves» pour sauver leurs enfants, deviennent hystériques. Son autre sœur, Shamal, doit abandonner sous les coups ses deux enfants. «Avec une broche, ils ont fracassé le crâne d'une femme de 40 ans à qui on avait pris ses filles et qui ne voulait pas qu'on lui arrache ses belles-filles. Cela s'est passé à quelques mètres de moi.» Après, ils sépareront les jeunes femmes des vieilles, et elle verra partir sa mère.
Pour les miliciens, les jeunes filles sont «les putes du diable», référence au prétendu culte des yézidis pour Taous, «l'ange-paon». «Je les entendais dire : "A quelle heure on va au marché aux bestiaux ?" Ils nous appellent aussi "les tracteurs". En général, ils font leur marché vers 3 heures du matin. Ils choisissent les filles et s'en offrent mutuellement. Plus elles sont jeunes, plus elles ont de la valeur. Celles qui se débattent, ils les traînent par les cheveux.» Il y a aussi les «marchés en gros», où elles sont vendues par lots. Les plus belles et celles à peine pubères vont aux chefs, les autres aux simples combattants. Sachant que les islamistes sont obsédés par la pureté, les filles ne se lavent plus, se noircissent le visage avec la cendre, se pissent dessus. A les entendre, on se demande comment Sara et Yasmina, si frêles, si menues, ont pu survivre. «Je passai mon temps à pleurer et à me cacher aux toilettes pour ne pas les voir», répond Sara. Yasmina, elle, faisait semblant de lire le Coran pour les tenir à distance. Pour les terroriser, leurs geôliers leur montrent les vidéos des horreurs qu'ils commettent, les égorgements, dont celles des journalistes américains. Sara reconnaît un égorgeur. «C'était Zidane, un couturier arabe de Sinjar, chez qui nous portions nos robes. On le considérait comme un ami de la famille. Sur la vidéo, il coupait des têtes.»
Sara a réussi à s'évader dans des conditions terribles. Yasmina, aussi, à la quatrième tentative : «A la seconde, le garde m'a battue, de minuit à 5 heures du matin, avec la tige en métal qui lui sert à nettoyer son arme. Je faisais semblant d'être folle.» A la troisième, elle tombe dans un piège destiné à démanteler une filière d'évasion. Les passeurs sont arrêtés et les 15 000 dollars qui devaient servir à les payer tombent dans l'escarcelle de l'EI. Aujourd'hui, Sara et Yasmina cherchent à réunir les 30 000 dollars qui permettraient le rachat d'une sœur et d'une cousine. Ni l'une ni l'autre ne sont encore sorties de ces cercles infernaux qui abrègent leurs nuits et les réveillent transies de peur à l'heure du «marché aux bestiaux». Ni ne savent qui, parmi les leurs, est vivant. Quitte-t-on le cercle de l'angoisse, quand une mère, un père, une sœur, quatre frères, six cousins, quatre oncles, deux beaux-frères, un neveu sont entre les mains de l'Etat islamique ? Sara confie : «J'imagine sans cesse ce qu'ils leur font. Surtout aux filles.»
1988-89 : Naissance de Sara à Kocho (nord de l'Irak).
4 août 2014 : L'Etat islamique s'empare du village.
Printemps 2015 : Evasion de Sara, puis de Yasmina.
Septembre 2015 : Publication de son récit Ils nous traitaient comme des bêtes (Flammarion), avec Célia Mercier, collaboratrice régulière de Libération.