«Ils veulent me tuer.» Damned ! ça a l'air sérieux. Mais qui ça ? «Tout le monde, absolument tout le monde», souffle Boris Johnson, tête en avant et des airs de bête traquée. «Les chauffeurs de taxi pour commencer, ils veulent voir la couleur de mes tripes. Parce que j'installe des pistes cyclables.» Sur cette confession, il demande une aspirine. Mauvais rhume. «Ça, c'est parce que l'autre jour, j'étais à vélo et il a plu deux fois. Vous avez à peine séché, et bam, trempé.» Résultat, un maire de Londres en petite forme mais toujours irrésistiblement drôle. Et d'une politesse exquise, faisant mine de s'intéresser à vous : est-ce qu'on est partie en vacances ? (lui, oui, merci, en Sicile). Est-on venue à Vélib ? (lui-même est très vélo). Et que pense-t-on d'Anne Hidalgo ? (il la trouve «terrific», «formidable» ).
Il arrive avec Libé sous le bras. A la une, Jeremy Corbyn, l'outsider qui, quelques jours plus tard, prendra la tête du Labour. «Un type sympathique, mais en le choisissant les travaillistes vont s'autodésintégrer, comme la fission nucléaire fissure l'atome», savoure Johnson. Alexander Boris de Pfeffel Johnson («Boris», pour ses compatriotes) est en virée à Paris pour promouvoir sa tonique biographie de Churchill, best-seller outre-Manche. Il est ravi de pratiquer son français - il se débrouille aussi en latin. Ce qui donne un entretien émaillé par des «fucking hell» et grommellements d'ours quand il se trompe d'article défini.
Boris Johnson, c'est d'abord un physique. Ses cheveux ! Un Beatles qu'on aurait passé à l'eau oxygénée et séché au ventilo (on lui a demandé, c'est sa vraie couleur, et par ailleurs il est plutôt Rolling Stones). C'est sa marque de fabrique. La mèche rebelle qui sort du rang tory, un pied de nez à la coupe sage de Cameron, la désinvolture contre le sérieux, bref un manifeste politique capillaire. Pour le reste, une carrure de rugbyman, qu'il a été en bon ancien d'Eton et d'Oxford, un accent 100 % posh, contrecarré par cet air invariablement débraillé même en costume-cravate.
Churchill, donc. Qu'a donc Boris en commun avec Winston ? «Rien, soupire Johnson. C'en est déprimant.» Tout de même : l'ambition, l'opportunisme, la lignée upper class, le goût du bon mot, l'irrévérence ? «L'ambition, d'accord. Le reste… ça n'a pas de sens de me comparer à Churchill !» C'est pourtant bien le but : si l'admiration du blond ébouriffé pour le chauve au cigare est d'évidence authentique, la publication du livre profite à l'auteur. Car Johnson se rêve un destin national. Après avoir ravi la capitale en 2008 aux travaillistes, puis remis ça en 2012, le député d'Uxbridge se verrait bien à Downing Street. David Cameron, le frère ennemi, a annoncé qu'il ne se représenterait pas. Malin comme un singe, Johnson cache son jeu. «J'ai autant de chances de devenir Premier ministre que de me réincarner en olive ou d'être décapité par un frisbee.»Il prétend être trop usé pour le job. Hors circuit Boris ? A 51 ans ? Bullshit. D'autant qu'il a une carte maîtresse : une insolente popularité. Cabot comme pas deux, doté d'un sens impayable de la repartie, d'une insensée mauvaise foi - «il fait beau à Londres 94 % du temps» -, d'une totale imperméabilité au ridicule, Johnson est son propre communiquant. Son parti, c'est lui. La bouffonnerie, sa stratégie. Il sait qu'en ces temps de buzz et de défiance politique, amuser la galerie rapporte plus qu'un discours sur l'emploi. Et tant pis pour la finesse d'analyse. «Si vous votez tory, votre femme aura de plus gros seins et vous augmenterez vos chances d'avoir une BMW», promettait-il en 2001 pour les législatives. Il a été élu.
Le johnsonisme, c'est être capable de répondre avec conviction n'importe quoi à n'importe quelle question, un éternel sourire en coin. Une vraie anguille. No comment sur sa vie privée, qui lui a valu quelques déballages en place publique pour cause d'infidélités. L'âge de ses quatre enfants ? «Ah non, j'aurais trop peur de me tromper.» On saura juste que sa deuxième épouse, à moitié indienne, est avocate, et qu'ils vivent dans le quartier d'Islington. Fils d'une peintre et d'un eurodéputé conservateur, ancien de la Banque mondiale (d'où sa naissance à New York), il est l'aîné de six. La généalogie familiale est folklorique. On y trouve un arrière-grand-père ministre de l'Intérieur du grand vizir de l'Empire ottoman ainsi qu'une grand-mère versaillo-alsacienne, dont il se souvient qu'«elle [leur] faisait manger les chips avec des couverts».
Sa prodigieuse capacité à embobiner son monde a ses ratés. Plus jeune, journaliste stagiaire au Times, il a été viré pour avoir trafiqué une citation. On lui demande si l'épisode est vrai. Réponse toute britannique : «C'est peut-être légèrement exagéré, mais c'est indéniablement vrai.» L'affaire, anecdotique mais révélatrice, ne mit pas fin à sa carrière, puisqu'il dirigea le Spectator et tient une chronique bien sentie dans le très lu et très à droite Daily Telegraph. Il écrit aussi des livres, dont une histoire de Londres à succès et, à venir, une biographie de Shakespeare. Les Britanniques, bon public, ont fait de Boris, l'enfant terrible, une sorte de totem de l'excentricité locale, quelque part entre la reine mère et les Monty Python. Mais cela en fait-il un politique crédible ? C'est moins sûr. Son bilan comme maire n'a rien de fracassant. «J'ai rendu Londres plus attractive, plus sûre, plus moderne, accueilli les Jeux olympiques, reconstruit l'East London», défend-il. Les travaillistes rétorquent que la remise en circulation des bus à impériale, c'est bien joli, mais que la pollution, les inégalités et les loyers ont augmenté.
Si l'on retire à Johnson son costume de clown, que reste-t-il ? Un conservateur pur jus. Un ultralibéral qui accueille à bras ouverts les investisseurs et exilés fiscaux, moins les réfugiés. Du genre à s'opposer aux plafonnements des bonus des traders. Il soutient qu'il est «cohérent de soutenir les banquiers et de demander dans le même temps une augmentation pour les employés». Il est contre le mariage gay et a quelques sorties machos au compteur. Quant aux migrants, il nous explique au bout de trois phrases que «l'Empire romain s'est effondré à cause de l'immigration». D'accord pour accueillir les réfugiés syriens, mais «on ne peut pas accueillir tout le monde. [Il est] pour les barrières aux frontières et contre l'instauration de quotas». Et l'Europe dans tout ça ? L'anguille ne louvoie plus. «On ne quittera pas l'Europe. Quitter l'Union, c'est autre chose. Trop de réglementations, pas assez de démocratie… Et l'importance de l'UE, comme marché, est moindre aujourd'hui. Si on part, il y aura une période d'incertitude pour le business, mais on s'en remettra.» En somme, Bruxelles peut aller se faire voir. Fucking hell.
1964 Naissance à New York, 2008 Elu maire de Londres, 2012 Réélu, 2013 Une autre histoire de Londres (Robert Laffont), Mai 2015 Député d'Uxbridge, 9 septembre Winston. Comment un seul homme a fait l'histoire (Stock).