George W. Bush avait exagéré les rapports de la CIA sur les armes de destruction massive de Saddam Hussein. Barack Obama et son secrétaire d'Etat, John Kerry, sont suspectés à leur tour de manipuler sciemment les rapports des services secrets américains pour cacher une terrible réalité : la progression de l'Etat islamique (EI). Les informations seraient à ce point déformées, altérées ou enjolivées qu'elles ont suscité une fronde au sein du monde du renseignement. Selon le site d'information américain The Daily Beast, deux analystes du commandement en charge du Proche-Orient (le Central Command ou Centom, dont les quartiers généraux sont à Tampa, en Floride, et au Qatar), soutenus par plus de cinquante autres, se sont plaints formellement d'avoir vu leurs rapports modifiés pour les rendre plus optimistes.
Dans ce qui ressemble à un quitte ou double des plus risqués pour leur carrière, ces experts ont même déposé une plainte officielle auprès de l'inspecteur général du Pentagone. Dans celle-ci, ils déplorent la politisation de leurs rapports de manière à faire apparaître les groupes terroristes «plus faibles» que ce que leurs recherches ont établi. Ils vont encore plus loin en accusant «les responsables haut placés, dont le directeur et des renseignements et son adjoint du Centcom, de modifier leurs analyses pour qu'elles soient sur la ligne de l'administration Obama, qui est de convaincre l'opinion publique que la lutte contre l'EI et Al-Qaeda progresse».
La progression de l'Etat islamique
C'est le New York Times qui, le 26 août, avait soulevé ce lièvre en révélant qu'au moins un analyste de la Defense Intelligence Agency (DIA) avait accusé ses officiers supérieurs de bousculer les conclusions des services de renseignement sur les progrès de la coalition contre l'Etat islamique dans les rapports destinés au président américain. L'article du Daily Beast va beaucoup plus loin, dénonçant un problème «systémique». Il cite ainsi un responsable de la Défense, demeuré anonyme : «Le cancer est au cœur des hauts échelons du commandement des renseignements». Les faits révélés sont d'autant plus graves qu'ils sont en violation d'une directive du bureau du directeur de la coordination nationale du renseignement, l'organisation qui coiffe les 17 services américains, laquelle exige que les comptes rendus d'analyse «ne doivent pas être déformés» pour quelque raison que ce soit.
En juillet, le général de réserve John Allen, qui a été désigné par Obama pour coordonner la lutte contre l'Etat islamique avec les alliés des Etats-Unis, avait déclaré que l'organisation d'Abou Bakr al-Baghdadi, était «contenue stratégiquement, opérationnellement et, dans l'ensemble tactiquement». «Isis [l'anagramme anglais de l'Etat islamique, ndlr] est en train de perdre», avait-il lancé lors du dernier forum sur la sécurité d'Aspen. Or, ce qui filtre des différents services de renseignements, dont la Defense Intelligence Agency, c'est que l'Etat islamique a été très peu affaibli par les frappes aériennes, qui ont commencé l'an passé.
A preuve, en Syrie, l’EI a conquis dernièrement l’antique cité de Palmyre, progresse aujourd’hui dans la région septentrionale d’Alep et menace de rompre l’axe Damas-Homs, ville située à 100 km au nord de la capitale syrienne, ce qui le mettrait en position de menacer le Liban.
En Irak, les quelques reculs enregistrés par l'EI sur le terrain sont loin d'être décisifs. Les grandes villes de Fallouja, Ramadi et Mossoul (la deuxième ville irakienne où avait été proclamé le califat) sont toujours entre les mains des jihadistes. Cela fait aussi plus d'un an que l'armée et les milices chiites échouent à reprendre la petite ville de Baiji (à 190 km au nord de Bagdad) et sa raffinerie, une bataille que le Premier ministre, Haidar al-Abadi, a décrit dernièrement comme «un défi pour le cœur de l'EI et son existence fondamentale».
«Une intoxication systématique»
Ailleurs aussi, l'EI progresse de façon significative, à la fois au Moyen-Orient, dans le Sinaï notamment, en Afrique et, de façon plus souterraine, en Asie centrale - Ouzbekistan, Tadjikistan, Afghanistan… «L'administration Obama n'en est pas à sa première manipulation sur la Syrie, souligne l'historien et chercheur Jean-Pierre Filiu. Dès noël 2012, la communauté du renseignement recueillait des éléments de plus en plus nombreux sur l'utilisation des armes chimiques par le régime de Al-Assad. Mais comme la Maison Blanche avait menacé de réagir au franchissement de cette "ligne rouge"… et qu'elle ne voulait en rien réagir, les rapports ont été maquillés pour laisser planer le doute sur l'utilisation par Damas d'armes prohibées. Il faudra attendre les gazages massifs d'août 2013 pour que Barack Obama sorte de sa réserve, sans pour autant d'ailleurs sanctionner le franchissement de cette ligne rouge».
Alors que George W. Bush avait manipulé les informations des agences de renseignement pour justifier son invasion de l'Irak, en 2003, en prétendant que la CIA avait recueilli des preuves sur l'existence d'armes de destruction massive, le dessein de Barack Obama est exactement inverse : lui cherche à se désengager du Proche et du Moyen-Orient et, donc, à maintenir son engagement à un niveau minimal. «Les révélations sur une intoxication aussi systématique alimentent un scandale qui ne fait que commencer aux Etats-Unis. Il est grand temps pour les partenaires de l'Amérique au sein de la coalition anti-Etat islamique d'imposer un langage de vérité», ajoute Jean-Pierre Filiu.