Quatre ans et demi après le début de la guerre civile, c'est une Syrie brisée et morcelée qui se dessine tandis que le régime de Bachar al-Assad, toujours plus soutenu par l'Iran et le Hezbollah, faiblit et que l'ombre des jihadistes s'étend sur la région. La stratégie des Occidentaux s'étant révélée une impasse, la Russie devient maître du jeu. Elle vient de proposer à Washington des «discussions entre militaires». La France, de son côté, commence à se renier. Fini le «ni Bachar ni l'Etat islamique». «Notre ennemi, c'est l'EI. Bachar al-Assad, c'est l'ennemi de son peuple», a déclaré mercredi le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian.
Pourquoi l’EI progresse en dépit des frappes?
L'Etat islamique gagne effectivement du terrain. Si Washington se garde bien de le reconnaître (lire page 6), Paris l'a ouvertement admis, via Jean-Yves Le Drian qui, s'exprimant mardi devant le Parlement, a insisté sur «sa progression très importante» en Syrie. «Sur la petite ville de Marea [près d'Alep, ndlr], il y a une offensive extrêmement forte qui, si l'EI l'emportait, réduirait à néant ce que l'on appelle encore l'Armée syrienne libre ou ce qu'il en reste», a ajouté le ministre. Comme les jihadistes menacent aussi, depuis Palmyre, l'axe Damas-Homs, le Liban pourrait être bientôt en difficulté. C'est la raison, a expliqué le ministre, du «changement d'appréciation» de Paris, qui a décidé de vols de reconnaissance, puis de frappes contre l'EI en Syrie. Reste que quelques Rafale de plus ne vont pas changer la donne, et il faut s'attendre à ce que ces chasseurs fassent plutôt de la figuration - en fait, ils permettent à la France de renforcer sa situation diplomatique dans la région -, comme ceux des autres pays de la coalition : Canada, Bahreïn, Jordanie, Qatar, Arabie Saoudite, Emirats arabes unis. Quelque 2 500 attaques aériennes (environ 5 200 si l'on inclut l'Irak) ont été menées depuis le 22 septembre 2014, à 95 % par les Etats-Unis.
Pourtant, leur bilan est plutôt mince. Elles ont certes permis aux Kurdes de sauver la bourgade de Kobané, mais les frappes n’ont pas empêché la prise de Palmyre et d’au moins la moitié du territoire syrien. Certes elles ont freiné les opérations des jihadistes, gêné leur acheminement de renforts et d’armes, mais sans jamais permettre une stabilisation des fronts en Syrie. Les frappes ont notamment été gênées par la complexité de la géographie urbaine (dans laquelle les jihadistes sont comme des poissons dans l’eau), l’imbrication des cibles dans la population et la complexité de la guérilla, près de 2 000 groupes opérant sur le terrain. On peut donc parler d’échec, même si Washington a inscrit sa campagne aérienne dans la durée, trois ans au minimum.
Quel est le jeu de la Russie?
Le régime de Damas reste l’ultime vestige de la puissance russe au Moyen-Orient, et Moscou compte bien utiliser cette carte comme un atout maître. Depuis le début de la crise, la Russie n’a cessé d’aider l’armée syrienne, y compris avec du matériel sophistiqué dont des systèmes de défense aérienne et des instructeurs. Ce soutien s’est ostensiblement accru ces dernières semaines. Outre sa base navale à Tartous, la Russie déploie des chars et de l’artillerie pour sécuriser un aéroport près de Lattaquié (nord), qui pourrait servir à évacuer d’urgence les 25 000 citoyens russes vivant en Syrie si le régime s’effondre, comme à acheminer des hommes et du matériel dans le cadre de la grande alliance anti-Etat islamique que le Kremlin appelle de ses vœux.
«Moscou était jusqu'ici dans une stratégie défensive bloquant les résolutions au Conseil de sécurité ou offrant une porte de sortie à Al-Assad en 2013, avec une négociation sur les armes chimiques au moment où il risquait des frappes aériennes américaines et françaises. Les Russes sont passés à une stratégie offensive rappelant haut et fort qu'ils seront au centre de toute solution», analyse Camille Grand, directeur de la Fondation pour la recherche stratégique. Pour la première fois depuis dix ans, Vladimir Poutine se rendra, le 28 septembre, à l'Assemblée générale des Nations unies, afin de proposer une grande alliance internationale contre les jihadistes incluant le régime syrien. «Le destin de Bachar al-Assad vire à l'obsession chez Poutine et, pour lui, il n'y aura pas de deuxième Kadhafi», note un diplomate occidental en Russie.
Habile tacticien, le président russe prend les Occidentaux à leur propre jeu puisque désormais les Américains, les Britanniques et les Français se sont résignés à ce que le départ du pouvoir du boucher de Damas soit le point final d’un processus de transition négocié et non plus un préalable, comme ils l’exigeaient il y a un an.
Désormais, la lutte contre l'Etat islamique est la priorité. C'est depuis longtemps le point de vue de la Russie, d'autant que les Caucasiens sont le contingent le plus nombreux des combattants étrangers de l'EI après les pays arabes. «Quel que soit le scénario, la Russie est au centre du jeu, elle prouve qu'elle n'abandonne pas ses protégés, et sa présence militaire lui garantit un siège à la table des négociations», note Camille Grand. Et seuls les Russes sont prêts à aller sur le terrain. «Capitalisant sur l'inaction américaine, la Russie se lance dans une dangereuse escalade en Syrie», accuse le sénateur républicain américain John McCain. Mais Moscou garde la main.
Une participation de forces étrangères au sol est-elle envisageable?
Comme l'indique la formule tant de fois répétée «no boots on the ground», une intervention terrestre des forces américaines apparaît impossible. Le souvenir de l'Afghanistan et de l'Irak restant douloureux, Barack Obama n'y songe même pas et, au-delà du tintamarre électoral, l'option n'est pas sérieusement envisagée par les candidats républicains.
Reste l'hypothèse d'une intervention que conduiraient, dans le cadre d'une coalition, les pays arabes voisins (également menacés par l'Etat islamique) et la Turquie. «Ce n'est pas envisageable pour le moment, répond le chercheur et politologue libanais Ziad Majed. L'Arabie Saoudite et ses alliés sont déjà engagés dans une guerre difficile au Yémen, et l'Egypte est dans une situation intérieure catastrophique. Même la Jordanie n'est pas prête à intervenir, si ce n'est dans le cadre d'une force arabe destinée à surveiller une zone tampon qui serait créée dans le sud du pays. Et puis, elle s'inquiète de la présence de l'EI dans certaines localités du pays.» «La seule puissance qui pourrait être un véritable acteur, ajoute-t-il, c'est la Turquie. Mais on la voit mal intervenir avant les élections et, étant membre de l'Otan, il lui faudrait l'aval des Etats-Unis. En cas d'intervention, Ankara voudrait obtenir quelque chose des Occidentaux, comme la fin de la recommandation que ceux-ci accordent aux Kurdes.»