On s’approche de Moulid comme on le ferait d’un chien dangereux. On pose un pied, puis l’autre. On baisse la tête, pour se mettre à sa hauteur. Puis, on esquisse un sourire, la main tendue, un peu hésitante. Mais toujours à distance. Et le voilà qui pousse un cri strident, et vous fixe droit dans les yeux. D’un coup, vous ne pouvez plus avancer. De peur ? De gêne ? Son corps, allongé nu dans la poussière, est immobile. Le petit garçon racle le sol avec une brindille de bois et continue à gémir, dans l’indifférence de tous. Moulid a 10 ans, et vit le pied attaché à une corde.
«On ne peut pas le laisser en liberté, explique sa sœur Halima, à voix basse. Il est dangereux pour les autres et pour lui-même. S'il y a du feu, par exemple, il va se jeter dedans.» Qu'est-il arrivé à cet enfant, quelle maladie a-t-il bien pu contracter pour être condamné à vivre ainsi, sous une bâche en plastique ? Retard mental, psychose, crises d'épilepsie ? Comment ne pas devenir fou, de toute façon, lorsque l'horizon de la vie ne s'étend pas plus loin qu'un bout de ficelle ? Sa famille assure ne pas avoir d'autre choix que de l'entraver. «Ma mère est la seule à pouvoir s'en occuper, confie sa sœur aînée. Pendant la journée, elle travaille au marché pour assurer la survie de la famille. C'est mon frère, je l'aime, ça me fait de la peine de le voir comme ça… Mais que pouvons-nous y faire ?»
Dans la communauté somalie, les troubles mentaux (ainsi que l'épilepsie) sont expliqués par des démons qui envahissent les corps et les esprits. Les voisins ne doivent pas savoir. Il faut les cacher. «Les familles ont également peur qu'ils fassent des dégâts et de devoir payer des réparations à la communauté», explique le Dr Charles Nyoro, le dernier psychiatre de Médecins sans frontières (MSF) en poste à Dadaab.
Stress post-traumatique
L’équipe médicale de MSF a évacué 42 membres de son personnel en mai, pour des raisons de sécurité. Dadaab, le plus grand camp de réfugiés au monde (350 000 personnes), est à une centaine de kilomètres de la Somalie, en territoire kényan. Il est infiltré par le groupe terroriste des shebab.
Le Dr Charles Nyoro est chrétien. Il ne parle que quelques mots de somali, dans un camp où 90 % des réfugiés arrivent du pays voisin. Mais il a décidé de rester. «Nous étions trois psychiatres pour MSF. Mes deux collègues sont partis, explique-t-il. Si je m'en vais, il n'y aura plus personne pour s'occuper des patients de Dagahaley», l'un des cinq camps qui forment Dadaab. Et les besoins sont immenses. L'Organisation mondiale de la santé (OMS) a publié un rapport, il y a quelques années, affirmant qu'un tiers des Somaliens souffrent de troubles psychiatriques ou psychologiques graves. C'est le taux le plus élevé au monde.
«Evidemment, il y a de nombreux facteurs expliquant les maladies mentales, analyse le médecin. Mais ici, les causes de déclenchement sont en majorité dues à l'exil, au stress post-traumatique et à l'enfermement. Les réfugiés ont abandonné leur maison, ils ont perdu des êtres chers… Certaines personnes peuvent l'affronter, d'autres perdent pied.» Chaque matin, le psychiatre reçoit une trentaine de patients. Cinq autres employés de MSF, des jeunes du camp formés par l'équipe médicale, partent entre les tentes des Nations unies, auprès de la population. Ils essaient de convaincre les réfugiés de venir au centre et font de l'éducation sur les maladies mentales, sur les addictions aux drogues (notamment le qat, une plante euphorisante consommée dans la Corne de l'Afrique) et sur les symptômes de dépression.
Pour des raisons de sécurité, le psychiatre ne peut pas les accompagner. Les patients viennent donc à lui, dans son petit cabinet qui ressemble à un bureau d’école défraîchi. Pas de canapé et peu de discussion. Le médecin prescrit antidépresseurs, traitements contre l’épilepsie ou calmants à hautes doses.
10 heures du matin, le premier patient enchaîné arrive. Deux hommes le soutiennent par les épaules, avant de le laisser s'écrouler sur une chaise. «Attention, reculez-vous !» ordonne le médecin. Mais Mohamed reste inerte, les yeux hagards. Sa mère, «désespérée» : «Il recommence, il parle tout seul, il est violent. C'est mon seul garçon. Mon mari est mort et je n'arrive plus à m'en occuper. Il me fait peur», lâche-t-elle, en couvrant son visage avec son voile.
Mohamed, 32 ans, a développé un comportement schizophrène il y a quelques mois. Le jeune homme est arrivé dans le camp lorsqu'il était encore enfant, aux bras de sa mère. Depuis, il n'en est plus parti. La Somalie est un Etat failli, toujours victime des guerres de clans, des sécheresses et, désormais, des violences du groupe islamiste des shebab. Le Kenya refuse l'accès aux réfugiés sur son territoire, en dehors des camps. Construits dans l'urgence, pour une période temporaire, les camps de réfugiés sont devenus d'immenses prisons à ciel ouvert. «Il n'a rien à faire, explique sa mère. Il passait ses journées assis à mâcher du qat. Il est devenu fou…» Le Dr Charles Nyoro tente de la rassurer. «Je vais lui faire une piqûre. Dans une heure, il sera calme, et vous pourrez lui enlever les chaînes. D'accord ?» Sa mère secoue la tête, comme si elle ne pouvait même pas imaginer cette solution. «Je ne peux pas. Je ne pourrai pas…» souffle-t-elle, en pleurant.
«Nous sommes confrontés à toutes sortes de problèmes, explique le médecin. Mais le plus important, c'est la dépression et les syndromes post-traumatiques. Et ça, c'est encore plus difficile à soigner.» Il n'existe pas de mot, en langue somalie, pour qualifier la dépression. C'est un état d'esprit que l'on nomme qulub : le sentiment que ressent un chameau lorsqu'un autre membre du troupeau décède. Comme si les humains, eux, n'avaient pas le droit de fléchir. «Compte tenu des drames que tous ces gens ont vécus, on peut même s'étonner de leur résilience, confie le psychiatre. Beaucoup ont des pensées morbides, mais grâce au poids de la religion et au soutien de la communauté, on a finalement très peu de cas de suicides.»
«Excès de violence»
Des «drames», les 350 000 réfugiés de Dadaab en ont tous connu. Ces mères arrivées en 2011, en pleine période de famine, avec leur enfant mort sur le dos. Ce père de famille accusé d'espionnage par les shebab et condamné à transporter le cadavre de sa petite fille dans un sac en plastique pendant les trois jours de son exil. Il voulait l'enterrer «en paix», dans le camp. «Cela fait trois ans qu'il ne parle plus. Il ne s'en est jamais vraiment remis», souffle Malyun Ali, une jeune conseillère en psychologie, employée par le Centre pour les victimes de la torture (CVT), une ONG américaine.
A 24 ans, la jeune femme est arrivée à Dadaab alors qu'elle était bébé, et n'a aucun souvenir de son pays d'origine. Remarquée pour son sens de l'écoute, elle organise désormais des groupes de parole avec les réfugiés. «C'est le seul moyen parfois de faire le deuil, explique-t-elle. Dans le camp, il est très difficile de parler de ses expériences, car ça renvoie les autres à leurs propres histoires. Tout le monde porte sa vie et les souvenirs surviennent par des cauchemars, des excès de violence, une peur omniprésente… » Les shebab ont menacé de mort les femmes employées par des ONG internationales, mais Malyun Ali balaie ses peurs d'un revers de la main. «Moi, mon rêve serait de devenir psychologue en Somalie. Ce travail m'a fait aimer mon pays, je peux comprendre désormais ce que mes parents ont vécu. Mais ils refusent que j'y retourne après tout ce qu'ils ont vu là-bas… J'ai de la chance de ne me souvenir de rien.»
Trésor a le même âge que Malyun, mais il est arrivé au camp de Dadaab il y a à peine deux mois. Lui se souvient de tout. Il n'est pas somalien, mais originaire du Rwanda. Après une violente dispute de terres dans son village, tous les membres de sa famille ont été tués. A 24 ans, il ne savait pas où aller. Il a fui. D'abord en Ouganda, où la police a menacé de le mettre en prison, puis à la frontière avec le Kenya, où il a été récupéré par le Haut Commissariat aux réfugiés (HRC) et envoyé à Dadaab. «Je ne sais pas ce que je fais ici…» admet le jeune garçon.
Il raconte son histoire pour la première fois. Ses copains du camp lui reprochent de ne jamais parler, de rester dans son coin. Il sursaute au moindre bruit. «La semaine dernière, j'ai repensé à ma vie, à mon histoire, à mon pays… Mais quand j'y pense, ça me rend triste.» Son ami Démoulé, tout jeune réfugié congolais, pose sa main sur son épaule : «Il ne faut plus penser au passé.» Trésor sourit, se jette en arrière sur sa chaise : «Je n'ai même pas d'avenir…» La gorge serrée, il souffle : «Alors, c'est donc ça. Je ne peux penser à rien.»