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Libération
La Grèce aux urnes

Yannis, un retour à la terre pour survivre

Quel avenir pour la Grèce ?dossier
Comme nombre de jeunes, ce petit-fils d’agriculteur délaisse la ville pour se tourner vers un secteur plutôt épargné par la crise.
Yannis, dans son champ de citronniers, à Ligia, vendredi. (Photo Amélie Debray )
publié le 18 septembre 2015 à 19h46

Tout le monde se souvient encore du vieux Yannis à Ligia ou à Derveni, ces villages qui s'égrènent comme un chapelet de perles sur la route côtière entre Patras et Corinthe. Elle longe le nord du Péloponnèse, la grande péninsule qui s'étend comme une main à quatre doigts au sud de la Grèce continentale. «Yannis, c'était notre héros !» s'exclame sa nièce avec enthousiasme, à l'évocation de cet oncle généreux qui finira tout de même par se ranger en épousant la sage et timide Calliope. Yannis, cadet d'une fratrie de dix enfants, était un agriculteur avisé. Non content de faire prospérer ses propres citronniers, il «vendait aussi ceux des autres paysans de la région, c'était un commerçant pugnace», rappelle son petit-fils, âgé de 29 ans et qui, suivant une tradition bien établie en Grèce, porte le même prénom que son grand-père paternel. Le vieux Yannis n'aura pas vu la Grèce sombrer : il est mort en 2009, quelques mois avant que n'éclate cette crise qui, en six ans, allait faire sombrer le pays à coup de «plans de sauvetage» successifs. Six années au cours desquelles le PIB grec a chuté de 25 %, soit l'une des plus fortes chutes de production qu'un pays ait connues dans le monde depuis le XIXe siècle.

Longtemps, l’agriculture a semblé préservée : dans les campagnes grecques, où vivent encore 38 % de la population, la crise n’a jamais empêché personne de manger à sa faim, et les mesures d’austérité ont globalement épargné le monde rural. Jusqu’à présent du moins.

Car le nouvel accord signé en août avec les créanciers du pays prévoit, pour la première fois, de s’attaquer aux agriculteurs, qui se retrouvent soudain au cœur de la campagne pour les élections de dimanche. Au hit-parade des promesses intenables, la droite tient le haut du pavé : les conservateurs de Nouvelle Démocratie ont plusieurs fois proclamé qu’une fois revenus au pouvoir, ils abrogeraient les nouvelles réformes qui doivent s’appliquer aux agriculteurs cet automne. Et qui prévoient notamment de les imposer pour la première fois, à 13 % de leurs revenus.

Problème : les députés de Nouvelle Démocratie, bien qu'alors dans l'opposition, ont eux aussi adopté cet été ces mesures imposées par Bruxelles. Mais les cartes sont à nouveau sur la table, puisque, fin août, le Premier ministre Tsípras, désavoué dans son propre camp, a démissionné. Provoquant ainsi ces élections anticipées. «Je ne comprends pas ce qui s'est passé. Tsípras a d'abord résisté, puis il a soudain capitulé», s'interroge le jeune Yannis, qui a le cœur plutôt à gauche, alors que le Péloponnèse est une région traditionnellement conservatrice. «Mais en janvier, Syriza est arrivée en tête, ici aussi. Et lors du référendum du 5 juillet, le non aux réformes des créanciers l'a largement emporté», rappelle le jeune homme.

«Elevé comme un petit prince»

Tee-shirt noir, collier exotique et baskets : du haut de son 1,80 m, Yannis a l'allure des jeunes de son âge. Fin 2013, contre toute attente, il décide de reprendre l'exploitation des terres de son grand-père, louées jusqu'alors à un paysan albanais. C'est peu dire qu'il n'y était pas préparé, lui qui a étudié à l'université du Pirée, s'assourdissait de musique techno et ne savait «même pas changer une ampoule». Immédiatement, il a investi et retapé la maison du grand-père, une villa en pierres face à la mer, dont la petite terrasse reste hantée par le souvenir des grandes réunions familiales, les dimanches d'été.

Dans la famille, la décision de Yannis a fait l'effet d'un séisme. Il y a eu le mépris narquois et un peu soupçonneux du cousin fonctionnaire. Mais surtout la stupeur de ses parents : «Ce fut un véritable choc», concède Dimitra, sa mère, une belle blonde qui a élevé son fils aîné «comme un petit prince».

Les parents de Yannis, Georges et Dimitra, tiennent une pharmacie dans un village voisin. En province, c'est un statut respecté. C'était aussi le choix du vieux Yannis, qui avait insisté pour que son fils Georges parte étudier en Italie. Mais lui aussi pensait que son propre fils «ferait mieux» ou autre chose. Sauf que la crise a bouleversé ce chemin tout tracé faisant qu'à chaque génération, on s'élevait dans la hiérarchie sociale. A l'issue de ses études, Yannis a d'abord créé une entreprise spécialisée dans les énergies renouvelables. Jusqu'en 2012, le secteur était porteur, encouragé par des mesures incitatives. Lesquelles ont été brutalement supprimées par un gouvernement aux abois, sectionnant à l'aveuglette dans tous les secteurs pour trouver l'argent nécessaire au remboursement de la dette. Yannis est alors contraint de mettre la clé sous la porte. «J'ai hésité : partir à l'étranger, comme mes trois meilleurs copains qui vivent désormais à Londres, à New York et au Luxembourg ? Et puis j'ai finalement décidé de reprendre les terres du grand-père», explique Yannis.

Le retour à la terre est un mouvement d'une certaine ampleur en Grèce, même si les statistiques font défaut. Avec un taux de chômage de 60 % chez les 18-24 ans, les lumières de la ville ont perdu de leur éclat et de nombreux jeunes citadins renouent avec leurs racines paysannes. «Mais ça n'a rien d'évident. Il faut accepter de passer plusieurs heures dans la boue sans parler à personne. Les villages de la côte sont séduisants en été. En hiver, c'est parfois plombant», souligne Yannis qui, pendant un an, s'est plongé dans la lecture assidue de livres d'agronomie.

Ce n'est pas le seul obstacle. L'activité agricole rapporte peu en Grèce, où les surfaces sont notoirement petites : 88 % des 730 000 exploitations occupaient moins de 10 hectares en 2010. Avec 20 hectares qui produisent une vingtaine de tonnes de citrons, Yannis n'est pas trop mal loti. Mais son revenu annuel ne dépasse pas les 12 000 euros. «La non-imposition des agriculteurs n'était pas un luxe. Comment va-t-on s'en sortir si les mesures prévues sont appliquées ?» soupire-t-il.

«Aucune illusion»

Yannis a longtemps été un jeune homme en colère. Révolté contre l'austérité, il s'est curieusement retrouvé sur les traces de son propre père. Le 17 novembre 1973, Georges est au sein de l'Ecole polytechnique d'Athènes lorsque les chars de la junte des colonels (qui a dirigé le pays de 1967 à 1974) sont venus écraser la révolte estudiantine. Sa course effrénée dans les rues d'Athènes cette nuit-là recoupe le trajet qu'empruntera trente-huit ans plus tard, en juin 2011, son fils Yannis, poursuivi par des policiers, lors de la répression brutale des premières manifestations anti-austérité. «Mais toi, au moins, tu luttais contre la dictature. Moi, je suis censé vivre en démocratie et avoir le droit de manifester pacifiquement», dit le fils à son père dans un café du bord de mer. Georges aussi a souffert de la crise. «Car c'est aussi sur les médicaments, sur leur santé, que les gens font désormais des économies», explique-t-il, tout en reconnaissant qu'avant, «c'était parfois la gabegie». «Des abus, il y en a eu aussi chez les agriculteurs», renchérit son fils, en fustigeant «ces paysans qui s'empressaient d'acheter une Mercedes avec les subventions agricoles».

Peu rentable, largement subventionnée par l'Europe, l'agriculture a été plusieurs fois épinglée par Bruxelles, qui a même exigé le remboursement de 17 millions d'euros de fonds agricoles en décembre 2014. Le potentiel existe pourtant : la Grèce est le troisième producteur européen d'huile d'olive et d'agrumes, notamment avec ses citrons. «Il n'y a pas de secret : il faut bosser, innover», soupire Yannis, qui affirme avoir trouvé une certaine sérénité en province.

Déçu par Tsípras, Yannis votera dimanche pour un petit parti d'extrême gauche, Andarsya, qui n'a pourtant aucune chance d'accéder au pouvoir. «Je n'ai aucune illusion. De toute façon, l'accord sera appliqué quel que soit le vainqueur. Mais avec des hausses massives d'impôts et de TVA, on n'a aucun espoir de renouer avec la croissance», s'inquiète le jeune homme, qui ne manque pourtant pas d'énergie. Depuis un an, il s'est lancé, avec un certain succès, dans la culture du citron bio. Les commandes se multiplient, la vente est plus rémunératrice. Les vieux du coin l'ont même adoubé : «Tu nous as fait remettre nos lunettes», lui ont-ils dit. Une expression qui signifie qu'il est le digne héritier de ce grand-père auquel il ressemble tant.