Les doigts suivent nerveusement le bord de la table. Sourire éclatant, lunettes noires élégantes, le corps tout entier attentif aux paroles et aux bruits. Seule une tension extrême laisse deviner chez ce quadra séduisant, venu des Etats-Unis, les épreuves traversées. Chen Guangcheng est un roc. Que la puissance de la répression chinoise n’a pas réussi à briser.
Il est né en 1971 dans un petit village du nord-est de la Chine. Les paysans y vivent dans des conditions moyenâgeuses, la solidarité est leur seule richesse. Il décrit la faim, la misère noire orchestrée par le Parti communiste qui va jusqu'à contrôler le ramassage des feuilles mortes, combustible rare et précieux. Celui qui ne s'appelle encore que «Petit Cinquième» a perdu la vue, bébé, après une maladie. La «grande famille» du village est cruelle avec l'enfant handicapé, moqué, méprisé, «jamais vraiment considéré comme un être humain». Interdit d'école, il explore la nature, joue, nage, travaille aux champs. La radio et les fables que lui lit son père font son éducation, à l'écart de la propagande officielle, mais pas de ses effets. En 1978, sa chienne adorée est pendue dans le cadre d'une «directive antichiens». A 18 ans, il apprend enfin à lire dans une école pour aveugles, où il se bat pour améliorer les conditions de vie des élèves, crasseux et affamés. Durant des années, il va s'acharner à défendre les droits de 100 millions de handicapés chinois auprès de la toute-puissante administration.
Chen Guangcheng explique que l'écriture de son livre a été longue et difficile, la plongée dans le passé générant «des bouffées de colère immenses». Sa collaboratrice, Danica Mills, témoigne d'un travail de titan entre le braille, le chinois et l'anglais.
Parallèlement à ses études d'acupuncture, le jeune homme devient un «avocat aux pieds nus», comme on appelait «docteurs aux pieds nus» les paysans formés aux premiers soins sous Mao. Un avocat sans diplôme qui porte des dossiers de plus en plus complexes devant les tribunaux et devient un symbole de la lutte pour les droits civils en Chine.
Pour Chen, même l'amour est un combat. Après avoir entendu une jeune femme dans une émission de radio locale, il la contacte. Opposée à son mariage avec un paysan aveugle, la famille de Yuan Weijing ne viendra pas à la cérémonie. Vingt ans après, Weijing, grande et belle femme enjouée au chemisier léopard qui l'a accompagné à Paris, rigole : «Guangcheng ne change jamais d'avis. C'est très fatigant de vivre avec lui.» Le jeune couple brave la loi et fait deux enfants, Kerui et Kesi. En 2005, l'autodidacte enquête sur les terribles dérives de la politique de l'enfant unique - avortements et stérilisations forcés, violences, racket - et dépose plainte contre les autorités locales. Pékin ne lui pardonnera pas. «Le Parti se vexe quand des individus font le travail qu'il ne fait pas», explique-t-il. Il est jeté en prison sous un prétexte futile. A sa sortie, quatre ans après, il est escorté dans son village, transformé en camp retranché. Pour l'empêcher de communiquer avec l'extérieur, des dizaines de gardes, des caméras épient chacun de ses gestes jour et nuit. Son fils est interdit d'école, les lignes téléphoniques coupées, les portables brouillés, la famille harcelée. Un journaliste de Libération qui tente, en 2010, de lui rendre visite est chassé à coups-de-poing par des malabars, et son matériel confisqué. Weijing raconte qu'elle a été tentée par les accords financiers offerts si son mari renonçait à ses combats. «Même si notre survie était en jeu, il a toujours refusé, me disant que j'étais naïve.» L'amour résiste-t-il à tant d'épreuves ? «La force du mal était à l'extérieur. Peut-être que sans ce but commun, on se serait disputés.» Chen pense que les officiels cherchaient à le provoquer. «Quand ils ont cogné la tête de ma mère sur une marche, j'ai dû garder mon self-control, sinon je serais reparti dix ans en prison.»
Car bien que le dalaï-lama ait préfacé son livre, Guangcheng n'a rien d'un pacifiste. «J'ai choisi la voie du droit parce que j'étais aveugle. Si j'avais été voyant, j'aurais cassé la gueule à tous ceux que je voyais commettre une injustice. Je crois que je me serais retrouvé en prison de toute façon, s'amuse-t-il. Une chose est sûre: j'aurais été sur la place Tiananmen en 1989.» Malade, affaibli, il réussit néanmoins à s'évader de sa maison prison en 2012 et à rejoindre l'ambassade américaine. Les Chen vivent désormais à Washington, «à l'abri du besoin, dans une petite maison». Chercheur pour le Witherspoon Institute, il est en contact permanent avec les réseaux militants chinois, luttant contre la «grande muraille du silence» imposée par le Parti: «Internet a aboli les distances.» Weijing l'assiste, mais l'apprentissage de l'anglais est difficile, sauf pour les enfants.
Le dissident est plus que jamais révolté contre le régime de Xi Jinping. «Evidemment, nous préconisons des méthodes rationnelles et légales. Mais quand la société est menacée, on se ridiculise en gémissant "Peace and Love" face à des gangsters. Aujourd'hui, en Chine, la seule réponse à la violence absurde est la violence.»Il s'agite, hausse la voix. «Si vous vivez en paix, c'est parce que les générations précédentes se sont battues pour votre liberté. Les Chinois commencent à comprendre que le système est pourri. Mais se libérer de la terreur est difficile.» Aux Etats-Unis, il s'est lié avec des élus républicains. Le professeur Jerome A. Cohen, spécialiste du droit chinois à New York, commente la désillusion de Chen vis-à-vis de l'activisme pacifique : «On peut comprendre sa colère et sa frustration. Les tribunaux ont été incroyablement fermés à ses efforts pour obtenir justice. Durant ses trois ans passés en Amérique, la situation des droits de l'homme s'est encore détériorée en Chine. Avec les énormes obstacles qu'il a rencontrés, la patience de n'importe quel réformateur serait entamée.»
Reste un mystère. Pourquoi Pékin a-t-il tant investi pour le maintenir en résidence surveillée ? «La logique de notre pouvoir est difficile à comprendre de l'extérieur. J'avais déjà fait beaucoup plus de prison que ce pour quoi on m'a condamné. M'expulser n'était pas une solution, car j'aurais pu m'exprimer depuis l'étranger, et ce que le Parti déteste le plus, c'est qu'on parle mal de la Chine. Mais s'ils avaient pensé que j'arriverais à m'évader, j'aurais peut-être été éliminé, comme Li Wangyang, militant retrouvé pendu dans sa cellule.» Est-ce le mépris pour les handicapés qui a sauvé Guangcheng, la police n'imaginant pas qu'un aveugle pourrait la berner ? Il n'y avait jamais pensé. Il éclate de rire. Sa poignée de main est longue, vibrante, émouvante. Le roc a baissé la garde.
Chen Guangcheng
1971 Naissance à Dongshigu (nord-est de la Chine).
2006 Condamné à quatre ans de prison.
2007 Prix Magsaysay (équivalent asiatique du Nobel de la paix).
2012 Evasion et exil aux Etats-Unis.
2015 L’Avocat aux pieds nus, éd. Globe.
Photo Rémy Artiges