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Libération
Décryptage

Pour rapprocher Cuba et les Etats-Unis, le chemin est passé par Rome

En visite sur l'île, le pape François veut consolider le dialogue entre les deux Etats ennemis, dont il a été l'initiateur.
Place de la Révolution, où le pape François a donné une messe, ce dimanche. (Photo Tony Gentile. AFP)
publié le 20 septembre 2015 à 17h17

Associée historiquement aux classes dominantes, l’Eglise catholique a été durement réprimée par la révolution cubaine. Fidel Castro, formé par les jésuites dans les années 30 et 40, comme tous les rejetons de bonne famille de son époque, est devenu plus tolérant avec la religion à partir des années 80, une attitude couronnée par la visite historique de Jean-Paul II sur l’île en 1998. François, le premier pape latino-américain de l’histoire, a joué, en coulisses, un rôle important dans le dégel des relations entre les Etats-Unis et Cuba, annoncé le 19 décembre 2014 par Barack Obama et Raúl Castro. Son premier voyage sur l’île est un moyen de renforcer l’ouverture de Cuba au monde que le pape polonais avait appelée de ses vœux.

Prêtres espagnols renvoyés chez eux

A son arrivée au pouvoir en 1959, Fidel Castro a des comptes à régler avec la hiérarchie catholique, liée aux classes dominantes et à la dictature de Fulgencio Batista. Des dizaines de prêtres espagnols sont renvoyés chez eux et, à partir de 1965, les religieux réfractaires au service militaire obligatoire, catholiques mais aussi témoins de Jehovah, sont déportés à la campagne, dans les sinistres camps de travail de l’Umap (Unités militaires d’aide à la production). La théologie de la libération, pour qui une église fidèle au message du Christ doit avant tout être celle des déshérités, indiffère le leader révolutionnaire, alors que, partout en Amérique latine, des croyants se réclament du socialisme à la cubaine. Leur symbole est le prêtre-guerillero colombien Camilo Torres, tué en 1966, les armes à la main.

Il faut attendre 1985 pour que leader barbu fasse un premier geste : il publie Fidel et la religion, recueil de conversations avec le religieux brésilien Frei Betto. Castro y dévoile une réelle connaissance des débats théologiques. En 1991, est levée l'interdiction faite aux croyants de toutes obédiences de devenir membres du Parti communiste cubain. La fascination de Castro pour Jean-Paul II, le pape polonais qui a fait vaciller l'Europe communiste, n'est sans doute pas étrangère à ce revirement. En 1996, le dirigeant cubain, qui a troqué pour l'occasion le treillis vert olive contre le costume cravate, est reçu au Vatican, et invite le Saint-Père à se rendre à Cuba.

L’apothéose de Jean-Paul II

Karol Woytila n'est pourtant pas suspect de sympathies pour le camp progressiste. Son conservatisme et son anticommunisme sont mal ressentis par beaucoup de croyants latino-américains. Ils reprochent au pape d'avoir mollement condamné, en 1980, l'assassinat par l'extrême droite, dans sa cathédrale, de l'archevêque de San Salvador, Mgr Romero. Même accusation de réaction tiède en 1989 quand, dans le même pays, des paramilitaires massacrent six jésuites. En 1983, Jean-Paul II était allé faire la leçon aux «curés rouges» entrés dans le gouvernement sandiniste (et pro-cubain) du Nicaragua.

«Que Cuba s'ouvre au monde, et que le monde s'ouvre à Cuba», avait proclamé Jean-Paul II, en espagnol, le 21 janvier 1998, à son arrivée. Pour la première fois depuis 1959, la gigantesque place de la Révolution à La Havane avait accueilli une autre messe que celles du régime communiste. L'enthousiasme de la foule, dans les quatre villes visitées, avait frappé les esprits. Le voyage s'était accompagné de quelques avancées, comme l'autorisation accordée à quelques centaines d'exilés cubains de revenir sur l'île, ou la libération de plus de 200 prisonniers politiques. Il avait surtout encouragé les communautés catholiques à investir les petits espaces de liberté qui s'ouvraient. Ainsi, le bimestriel Vitral, publié depuis 1995 par le diocèse de Pinar del Rio, surprenait par sa liberté de ton. Edité sur papier jusqu'en 2007, il s'est ensuite transformé en média électronique.

Le pape François ne s’arrête pas à Cuba

Malgré la distance, les liens sont nombreux entre l'Argentine et Cuba, dont les dirigeants emblématiques du XXeme siècle, Fidel Castro et Juan Domingo Perón, se retrouvent sur plusieurs points : le nationalisme, la défiance envers les Etats-Unis et une pratique autoritaire du pouvoir appuyée sur l'armée. Dans le sillage de Jean-Paul II, François a renoué avec une diplomatie vaticane que Benoît XVI avait peu cultivée. En coulisses, Jorge Bergoglio a encouragé Washington et La Havane à rétablir le dialogue ; Barack Obama et Raul Castro l'en ont par la suite publiquement remercié.

Le pape ne s’arrête pas à Cuba : en mai, il a visité l’Equateur, la Bolivie et le Paraguay. Certains analystes ont lu, dans ses déclarations, un satisfecit donné aux régimes de gauche de Rafael Correa et d’Evo Morales, malgré les limites qu’imposent les présidents équatorien et bolivien à la liberté d’expression. La presse argentine a pourtant rappelé qu’à la tête de l’archevêché de Buenos Aires, Bergolio affichait un profil plutôt conservateur, notamment sur les questions sociétales, avortement ou mariage gay.

Un pape qui évolue vers des positions moins conservatrices, à la rencontre d’un régime disposé à renoncer à certains de ses dogmes : c’est sans doute ce pragmatisme bilatéral qui a ouvert le chemin de la réconciliation.