Dans la boue de la «jungle» de Norrent-Fontes, près de Béthune (Pas-de-Calais), les Erythréens Ephrem, 23 ans, comptable, Tesfaye, 30 ans, ouvrier du bâtiment, David, 26 ans, étudiant en anglais, Mansour, 40 ans, commerçant, et le Soudanais Abdallah, 40 ans, chauffeur routier du Darfour, espèrent tous l'asile, mais pas en France. La quasi-totalité des 150 Erythréens, Soudanais, Ethiopiens du campement, à deux pas d'une aire d'autoroute vers Calais, tentent leur chance les nuits dans les camions pour l'Angleterre. «J'aurai plus d'opportunités de travail, je parle déjà l'anglais, dit David. Ici, en attendant d'apprendre la langue, comment je pourrais survivre, m'acheter à manger, trouver un toit, payer les habits ?» On lui apprend qu'un demandeur d'asile a droit à environ 300 euros par mois. «Ce n'est pas assez. Je dois travailler, tout de suite.» C'est interdit pour les demandeurs d'asile en France. Pareil au Royaume-Uni, mais là-bas, le travail au noir est moins traqué et on a un toit quand on arrive. En France, c'est une chance sur trois.
Gadoue. Ephrem connaît des demandeurs d'asile érythréens à la rue ici, et pour lui aussi la France, c'est non, d'autant qu'«on n'a pas les papiers assez vite». Les Britanniques ont accéléré le processus d'examen des demandes il y a cinq ans : «Le gouvernement affirme que pour les cas les plus simples à traiter, il se fixe un délai de six mois», indique le Refugee Council, association d'aide aux réfugiés au Royaume-Uni. Certains obtiennent une réponse en deux semaines, d'autres en deux mois. Mais selon le Refugee Council, cela peut encore prendre des années. Alors qu'en France, soupire Abdallah, «on connaît des gens qui attendent depuis sept mois dans la "jungle" leur premier rendez-vous». Tesfaye se tâte : pourquoi pas l'Allemagne ? «C'est peut-être un peu mieux que la France…» assure le jeune homme qui campe dans la gadoue avec sa petite amie, rencontrée en Grèce, érythréenne aussi. Elle était enceinte, elle a perdu son bébé. Elle a encore des douleurs, et les nuits sont rudes dans les camions. Mansour, Erythréen qui attend la première occasion pour faire venir sa femme et ses deux enfants bloqués au Soudan, se demande s'il ne devrait pas tenter la Suède. «Si j'ai assez d'habits chauds.»
«Ils ne vous disent pas tout», dit Sami, 27 ans, visage d'ange. Lui est là depuis plus de trois mois. Il refuse de parler de lui, il ne dit pas son vrai nom, ni son métier, mais il veut résumer ce que certains n'ont pas la force de raconter. «Ils ne vous ont pas dit qu'après cinq ans, dix ans de prison, ou de conscription, ou de travail forcé en Erythrée, ils sont pressés de vivre, de ne plus être séparés de leur famille, de retrouver le frère qu'ils n'ont pas vu depuis dix ans, de démarrer une vie très vite. Ils ne veulent pas passer deux ans à apprendre une langue, des mois à vivre dehors, perdre du temps à attendre des papiers», explique-t-il. Oui, mais le danger ? Les risques du passage en Angleterre ? A Calais, douze personnes sont mortes depuis juin. Le dernier, probablement un Syrien, a été électrocuté au tunnel jeudi soir.
Snipers. Sami hausse les épaules. «On vient de pays dangereux. Pour quelqu'un qui vit dans un pays sûr, ça semble inimaginable, mais eux, ils ont quitté l'enfer. Ils ont vu des gens mourir. Ils ont failli perdre la vie plusieurs fois. D'abord à la frontière érythréenne, abattus par les snipers du régime. Ils ont failli mourir dans le désert, dans les prisons libyennes, en mer. Maintenant les poissons de la Méditerranée se nourrissent de corps humains. Ils pensaient avoir une chance sur deux de mourir en route. La dernière étape, ils s'en fichent.» Sami continue : «Ils ne se sont pas dits "et si on allait faire un tour en Europe", ils se sont enfuis. Imaginez que quelqu'un vous tire dessus, là, tout de suite, qu'est-ce que vous faites ? Vous courez. Vous ne regardez pas où vos pieds se posent. Nous, on fait pareil. Pendant que les autres humains dorment, la nuit, on est dans des camions. On vit d'espoir. On n'est pas en France pour rester, on est là parce que la France est à la porte de l'Angleterre.»