Menu
Libération
Par Alain Duhamel

Une nouvelle idéologie dominante : le nationalisme

La «préférence nationale» est en train de prendre l’ascendant dans les têtes et, si elle s’enracine, elle finira par le faire le jour du vote.
Manifestants d'extrême droite se réunissent pour montrer leur soutien à l'écrivain français et polémiste Eric Zemmour, le 6 janvier 2015, à Bruxelles. (Photo : EMMANUEL DUNAND.AFP)
publié le 23 septembre 2015 à 17h16

Le nationalisme n'est pas encore aux portes du pouvoir mais il vient de gagner la bataille idéologique. Or celle-ci précède généralement celui-là : à partir de Mai 1968, le socialisme a progressivement remporté le combat des idées avant de l'emporter dans les urnes en 1981. Sous François Mitterrand, le libéralisme a peu à peu frayé son chemin dans les esprits avant de s'imposer aux élections. La fin du XXe siècle avait vu naître l'euro et s'élargir l'Europe, le début du XXIe siècle voit vaciller l'Union européenne et ressurgir la tentation du nationalisme. C'est vrai à l'échelle du Vieux Continent où progressent les populismes xénophobes, non seulement dans les pays de l'Est qui subirent tour à tour le joug nazi puis le joug soviétique mais aussi dans les pays scandinaves à tradition sociale-démocrate, en Grande-Bretagne, mère de la démocratie parlementaire, et en France. Ici, le nationalisme est en train de prendre l'ascendant dans les têtes et, s'il s'enracine, il finira par le faire le jour du vote.

Déjà, le débat s’organise de façon théâtrale autour de l’idée nationale. Jadis, au moment où François Mitterrand allait l’emporter, on s’empoignait à propos de l’économie de marché. Naguère, lorsque Jacques Chirac régnait puis que Nicolas Sarkozy gouvernait, on se querellait fiévreusement au sujet du libéralisme, du capitalisme financier, de la mondialisation. Aujourd’hui, la discussion intellectuelle se concentre en permanence sur le nationalisme. Ses partisans tentent de l’habiller de façon plus rassurante en l’appelant souverainisme, histoire de confondre légitimité populaire et revendication nationale. En réalité, ce faux nez ne peut tromper que ceux qui le souhaitent. Lorsqu’à chaque question fuse en réponse «priorité nationale», c’est bien qu’il s’agit de nationalisme. L’idéologie des frontières qui imprègne tant de Français et triomphe chez tant d’intellectuels et d’hommes politiques ? Nationalisme. La préférence nationale qui revient implacablement comme un boomerang ? Nationalisme. Le refus du partage de souveraineté dans l’Europe, la dénonciation de l’euro ? Nationalisme. Le rejet des demandeurs d’asile, la critique systématique des élites présumées mondialisées, donc antipatriotiques ? Nationalisme. La germanophobie permanente, de Jean-Luc Mélenchon à Marine Le Pen ? Nationalisme. La fascination pour les régimes autoritaires, la glorification perpétuelle de l’égoïsme chauvin ? Toujours le nationalisme. La prétention d’incarner mieux que les autres le patriotisme, la tentation d’en revendiquer le monopole ? Encore le nationalisme.

Or, de revue de presse radiophonique acidulée en talentueuses chroniques matinales, d’éditoriaux en best-sellers, de polémiques littéraires en affrontements économiques, tout le débat s’organise désormais autour du nationalisme. En ce sens, s’il n’est pas encore politiquement vainqueur, il a déjà intellectuellement gagné.

Aucun mystère derrière cette première victoire. Tout concourt au contraire à la faciliter : l'enracinement du chômage, en délégitimant les gouvernants, ouvre la voie au nationalisme. Ce fut le cas à la fin du XIXe siècle, ce le fut de nouveau dans les années 30. La pression du flux migratoire, les nouvelles populations venues en masse de l'autre côté de la Méditerranée entraînent elles aussi, quasi mécaniquement, des réactions nationalistes. La Provence et le Languedoc, par exemple, avaient déjà été le théâtre de pareilles tensions au détriment de travailleurs italiens. Les crises économiques sont le terreau du nationalisme, les mouvements migratoires provoquent la xénophobie. Quand ces facteurs coïncident avec un terrorisme issu du Moyen-Orient, ils hystérisent immanquablement. Lorsque le personnel politique et médiatique fait l'objet d'un rejet profond, le nationalisme n'est pas loin. Rarement autant de facteurs se sont coalisés à son service.

Or les répliques manquent singulièrement. Face aux nationalistes, les Européens sont muets, comme tétanisés. Personne, dans le débat public, n’incarne plus le rêve européen, personne ne défend plus la thèse selon laquelle, pour les Français en particulier, précurseurs et fondateurs de l’Union, l’Europe est la poursuite du patriotisme par d’autres moyens. Jacques Delors, Valéry Giscard d’Estaing, François Mitterrand n’ont pas d’héritier. Dans le débat intellectuel, même chose : on entend les nationalistes, on n’entend pas les Européens. Les volontaires pour combattre les idées de l’extrême droite affluent mais c’est démocratie contre populisme, jamais Européens contre nationalistes. L’Europe était un drapeau, on dirait qu’elle est devenue un épouvantail. Pourtant, les peuples savent comprendre qu’elle reste le meilleur bouclier, le véhicule naturel vers l’avenir, comme viennent de le dire les Grecs. Chez les intellectuels et chez les politiques en revanche, un grand silence qui laisse toute la place aux paroles de haine des nationalistes.