Ils ont hésité, puis se sont serré la main devant les caméras, pour la première fois dans l'histoire du pays. Le président colombien Juan Manuel Santos et le chef de la guérilla marxiste des Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc), Timoleon Jimenez, dit «Timochenko», ont officialisé, mercredi à La Havane, la conclusion d'un accord sans précédent dans le dernier conflit d'Amérique latine. Avec ce texte sur la «justice transitionnelle», lu en présence du président cubain Raùl Castro, les deux parties jurent que la paix est désormais «plus près que jamais». Les négociations, qui ont débuté fin 2012 à Cuba, pourraient aboutir à un accord global avant six mois.
En quoi l’accord est-il «historique» pour la Colombie ?
Il réglemente le sort face aux juges de tous les participants au conflit, vieux de plus d'un demi-siècle. Les Farc, qui se sont longtemps posées en «victimes de l'oligarchie», acceptent pour la première fois de se soumettre à un tribunal. Cette juridiction ad hoc, qui pourra être partiellement composée de magistrats étrangers, jugera une série de crimes non amnistiables : crimes de guerre, viols, prises d'otages, exécutions de civils… Les responsables qui avoueront leurs responsabilités pourront bénéficier d'une peine aménagée de cinq à huit ans de «restriction de liberté», aux conditions encore floues, seulement s'ils travaillent à la réparation de leurs victimes. Ceux qui ne confesseraient que «tardivement» purgeraient leur peine en prison, et seuls les plus têtus passeraient jusqu'à vingt ans derrière les barreaux. Le gros de la troupe rebelle – jusqu'à 15 000 guérilleros selon les calculs du procureur général – profiterait en revanche d'une amnistie «la plus large possible».
Outre les guérilleros, le tribunal s'intéressera à tous les participants «directs et indirects» de la guerre. Les militaires, notamment ceux responsables de près de 3 000 assassinats de civils postérieurement camouflés en rebelles, pourraient avoir accès aux peines alternatives, s'est félicité le président Santos. Ce serait aussi le cas des paramilitaires. Ces milices antiguérilla, responsables de l'assassinat de milliers de militants de gauche, se sont officiellement démobilisées en 2006. Mais la lumière n'a jamais été faite sur leurs soutiens économiques, et des groupes rémanents continuent d'assassiner des défenseurs des droits humains. Aux yeux de Timochenko, le tribunal permettrait de démanteler ce «paramilitarisme» qui a nourri le conflit, parfois «depuis de luxueux bureaux».
Que manque-t-il pour parvenir à un accord de paix global ?
Juan Manuel Santos assure que Timochenko et lui ont fixé le 23 mars 2016 comme date butoir des discussions. Les négociateurs ont effectivement déblayé les sujets les plus complexes dans trois textes antérieurs, avec des annonces fortes. D’abord, des terres devront être distribuées aux paysans dans les campagnes, vivier traditionnel de la guérilla. Ensuite, pour lutter contre le trafic de cocaïne qui les finançait, les rebelles aideront à démanteler les réseaux, en échange d’une politique des drogues moins sécuritaire et plus sanitaire. Enfin, le pouvoir s’engage à protéger la transformation des Farc en «mouvement politique ouvert», trente ans après une première tentative qui avait abouti à l’assassinat de 3 000 militants par les paramilitaires et les forces de l’ordre.
Il reste, sur ces trois textes comme sur celui de mercredi, des «astérisques» de taille à préciser : combien de milliers d'hectares l'Etat compte-t-il attribuer ? Les guérilleros se verront-ils attribuer des sièges automatiquement aux premières élections ? Etc. Surtout, le président Santos a promis que «tous les Colombiens» se prononceront sur le contenu de l'accord, a priori lors d'un référendum. Or, l'ambiance n'est pas à l'euphorie pacifiste. Dans ce pays majoritairement urbain et conservateur, un sondage de l'institut Cifras y Conceptos vient de montrer que seuls 38% des Colombiens préfèrent des négociations à la guerre ou à des politiques d'aide à la désertion pour faire disparaître la guérilla. L'ex-président de droite dure (2002-2010) Alvaro Uribe, aujourd'hui sénateur et encore populaire, a condamné mercredi soir tout «plébiscite dictatorial» qui entrouvrirait une porte aux «terroristes» des Farc.
Qu’est-ce que la Colombie et le président Santos auraient à gagner d’un accord final ?
D'abord, tout simplement, moins de victimes. Le conflit a tué 220 000 personnes et chassé de leurs terres 6 millions de personnes – un Colombien sur huit. Même si les Farc n'ont plus le pouvoir de nuisance du début des années 2000, quand elles bombardaient régulièrement des villages et séquestraient des riches civils sur les principaux axes routiers, elles peuvent encore porter des coups sanglants contre l'armée et la police. Le cessez-le-feu unilatéral qu'elles ont déclaré en juillet, suivi d'une suspension par l'armée des bombardements, aurait permis, selon Juan Manuel Santos, de vivre «les deux mois les moins violents des quarante dernières années».
La fin des attentats contre les oléoducs et de l’extorsion dans les zones d’influence des Farc renforcerait l’image de démocratie moderne et policée que le chef d’État, au pouvoir depuis 2012, s’efforce de vendre dans ses discours. Après des mois d’atermoiements, l’Armée de libération nationale (ELN), deuxième guérilla en hommes du pays, pourrait enfin entamer à des négociations à son tour.