Chaque matin, des motos surmontées de cartons de légumes, de sodas ou d’œufs partent remplir les marchés. Les hommes ramènent des dizaines de kilos de bois mort sur le dos d’ânes fatigués. Les enfants courent pour effrayer les marabouts, ces grands oiseaux perchés, sur des terrains de sable. Et les 4 × 4 des ONG et de l’ONU se dispersent à travers les pistes qui s’éparpillent dans Dadaab, comme une immense toile d’araignée. Le même ballet, tous les jours depuis près de vingt-cinq ans.
Dadaab, le plus grand camp de réfugiés au monde, pourrait ressembler à un amas de villages, avec ses petites maisons en terre, ses écoles abîmées et ses cliniques. Dadaab, avec ses 350 000 habitants presque tous issus de Somalie, pourrait être un prolongement de ce pays failli situé à 90 kilomètres de là. Un petit bout de Somalie, sans gouvernement ni aucune perspective, mais en paix, géré par le Haut Commissariat des Nations unies aux réfugiés (UNHCR).
L’immense terrain sur lequel s’étend le camp a été prêté par le Kenya à la communauté internationale - de même que la puissance économique d’Afrique de l’Est a ouvert un autre camp, Kakuma, à l’autre bout du pays, pour accueillir près de 180 000 autres réfugiés somaliens, mais aussi du Soudan du Sud, du Burundi ou de la république démocratique du Congo. L’UNHCR estime que le Kenya est le refuge de 600 000 personnes fuyant les conflits de la région depuis le début des années 90. C’est plus du double de la France, pour un pays moins peuplé et, surtout, bien plus pauvre : la moitié des 44 millions de Kényans vivent sous le seuil de pauvreté, et le chômage frôle les 40 % de la population active. Hors de question, dès lors, d’ouvrir les portes des camps.
le «troisième pays»
Construit dans l'urgence en 1992, au lendemain de la chute du président somalien Siyad Barré et à la guerre civile qui s'en est suivi, Dadaab n'a cessé de s'élargir au fur et à mesure des conflits et des sécheresses. «L'intervention de la communauté internationale contre les tribunaux islamiques a été catastrophique, rappelle un employé d'ONG qui a travaillé près de dix ans à Dadaab. Puis les shebab [groupe terroriste islamiste proche d'Al-Qaeda, ndlr] ont pris le contrôle sur quasiment tout le territoire, et aujourd'hui la Somalie n'existe plus en tant qu'Etat.»
La solution d'accueil, qui se voulait temporaire, est devenue sans issue. On naît à Dadaab. On meurt à Dadaab. Et cela depuis près de trois générations. «Il faut absolument mettre en place une politique d'intégration des réfugiés au niveau national, rapporte Duke Mwancha, spécialiste des questions migratoires à l'université de Nairobi. Evidemment, on ne peut pas ouvrir les camps d'un coup mais, petit à petit, offrir des permis de travail pour cinq ans, leur donner la possibilité de faire du commerce dans les marchés des grandes villes… De toute façon, ils ne rentreront plus en Somalie, ou en très faible nombre, donc il faut bien trouver une solution.»
Les camps, au Kenya mais aussi ailleurs dans le monde, sont devenus des espaces sous perfusion de l’ONU et des ONG. Des terrains entre parenthèses, cachés du reste du monde. Mais, avec le temps, l’argent se fait rare, et les donneurs traditionnels «se fatiguent». Le Programme alimentaire mondial a réduit d’un tiers ses distributions de nourriture en juin.
Sur la cinquantaine d'ONG présentes en 2011, il n'en reste que vingt. Il y a plusieurs années, quelques-uns des 350 000 réfugiés étaient encore accueillis par les Etats-Unis, le Canada ou l'Union européenne, mais, avec les nouveaux conflits au Moyen-Orient, les Somaliens ou Soudanais ne sont plus la priorité. L'année dernière, on comptait seulement 500 départs du camp vers le «troisième pays», comme on appelle à Dadaab les «pays développés» : étape ultime d'une vie passée en exil, à laquelle tout le monde se raccroche sans vraiment y croire, mais qui offre l'infime perspective d'un «après». Ils étaient 3 000 il y a encore cinq ans à s'envoler loin de l'Afrique. «Le gouvernement kényan interdit aux réfugiés de construire des maisons en dur, s'emporte un humanitaire. Alors parler d'intégration dans la société, c'est totalement utopique ! Tout ce qu'ils veulent, c'est rendre la vie impossible à Dadaab pour que les gens en partent.»
Shebab infiltrés
En avril 2014, au nom de la lutte antiterroriste, 3 000 Somaliens, raflés dans les quartiers pauvres de Nairobi, ont été détenus dans le grand stade de la ville avant d’être réexpédiés dans leur pays d’origine ou envoyés à Dadaab. L’ensemble des groupes de défense des droits de l’homme a condamné l’opération, rapportant des actes de corruption, de viols et des passages à tabac. Mais au niveau national, la majorité des Kényans a approuvé ce tour de force du gouvernement. Comme en Europe, l’arrivée de ces milliers de réfugiés passe mal auprès de l’électorat. Le président Uhuru Kenyatta a d’ailleurs menacé de fermer les camps au lendemain de l’attaque terroriste de l’université de Garissa, qui a fait 148 morts en avril dernier. Le groupe des shebab a infiltré le pays, profitant notamment du manque de perspectives des jeunes, qui voient dans les terroristes la seule manière d’envisager l’avenir. Mais la fermeture de Dadaab et Kakuma est inconcevable pour la communauté internationale. Et, d’ailleurs, le Kenya, quoiqu’en pensent ses électeurs, profite économiquement de cette situation grâce aux impôts payés par les ONG ou au commerce qui prolifère malgré tout.
Abdelkadir Hussein tient une épicerie au coin d'une allée. Ouverte sur l'extérieure, assez spacieuse, la boutique propose de tout : barres de savon, spaghettis ou légumes secs. Tout est importé de la capitale, Nairobi, par camion, chaque matin. L'homme est désormais grand-père, mais quand il a fui Mogadiscio en 1992, il était encore un jeune célibataire. Il était seul, «avec lui-même», raconte-t-il : «J'ai pensé pendant très longtemps que tous les membres de ma famille étaient morts, mais en 2005 j'ai finalement réussi à joindre ma mère au téléphone grâce à quelqu'un du camp qui est rentré à Mogadiscio. Mais je ne l'ai jamais revue.»
Tout ce qu'il voit de son pays d'origine, désormais, c'est à travers le poste de télévision. «Je ne me souviens plus vraiment à quoi ça ressemble, poursuit-il, dans un sourire gêné. Mes enfants, ils ne sont jamais sortis du camp. Ils ne verront peut-être jamais leur pays.»
En mâchant du khat
A quelques kilomètres de là, entre les allées formées de branches enroulées dans des bâches de plastique, un groupe de jeunes garçons passe le temps en mâchant du khat, cette plante euphorisante consommée dans la Corne de l'Afrique. Issus d'Ethiopie ou du Soudan du Sud, ils font partie des rares chrétiens de Dadaab. Bajuno a 23 ans, des dreadlocks et un bracelet aux couleurs de la Jamaïque. Il est arrivé «seul avec lui-même», comme Abdelkadir en son temps, abandonnant sa famille à Bor, dans le Soudan du Sud. «J'ai vu des bombes tomber sur les maisons, j'ai vu des cadavres dans les rues, et je me suis dit : "Le prochain ça sera toi." Alors j'ai couru, j'ai pas réfléchi, et je me suis perdu.» Bajuno a atterri ici, posé sous un arbre, sur ce vieux siège de voiture qui lui sert de fauteuil.
Quelques-uns de ses amis ont gagné l'Europe, dit-il. «Deux ou trois, pas plus.» Las d'attendre un avion qui ne décollera jamais, ils sont partis vers le «troisième pays» par leurs propres moyens. «Peut-être par le Yémen, ou par l'Egypte, je ne sais pas… souffle Bajuno. Mais moi c'est vraiment la dernière chose à laquelle je peux penser.» Parce que le voyage est trop dangereux ? Le jeune homme sourit. «Oh non ! Parce que pour rejoindre l'Europe par la route ou par la mer, il faut de l'argent, et que je n'ai personne qui peut m'en envoyer. Je tourne en rond ici. J'attends, c'est tout.» Quoi donc ? «Rien.»