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Analyse

Climat : les calottes sont cuites ?

Alors que les relevés publiés en août confirment le réchauffement des températures, la réduction de la surface glaciaire au niveau des pôles inquiète les scientifiques.
«On The Shore of a Vanishing Island», série exposée dans le cadre de Photoquai, à Paris. Sur l'île de Ghoramara, en Inde, menacée par la montée des eaux depuis les années 60. (Photo Daesung Lee)
publié le 29 septembre 2015 à 19h06

L’année 2015 va-t-elle établir un nouveau record de température moyenne sur la planète Terre, confirmant s’il en était besoin la réalité du réchauffement climatique ? A deux mois du lancement de la COP 21, les participants de la conférence de Paris sur le climat ont eu une nouvelle confirmation scientifique avec la publication fin août des mesures des températures à l’échelle du globe (1). Pour la période allant de janvier à juillet 2015, la température planétaire a été supérieure de 0,81°C par rapport à la moyenne de celles calculées sur 1951-1980, a annoncé l’équipe de l’université Columbia de New York et le Goddard Institute for Space Studies de la Nasa. Un niveau jamais atteint pour les huit premiers mois de l’année dans une série statistique de cent trente-six ans…

De leur côté, les océanographes sont convaincus de la persistance du phénomène El Niño, dans le Pacifique tropical, au moins jusqu’au printemps prochain. Il se traduit par le réchauffement des eaux de surface d’une large partie - au centre et à l’est - du vaste océan. Du coup, il tire les températures planétaires vers le chaud. Les derniers mois de 2015 seront donc eux aussi très chauds et vont contribuer à hisser l’ensemble de l’année vers un nouveau record. Le slogan, répété par les climatosceptiques, affirmant que «le réchauffement s’est arrêté depuis 1998» - propos encore tenus à l’Académie des sciences à Paris par le géophysicien Vincent Courtillot en janvier - révèle ainsi sa véritable nature : un mensonge grossier, contredit par la vérité des thermomètres.

Les signes s’accumulent

L’une des conséquences attendues de cette évolution du climat est la rétraction estivale plus forte de la banquise arctique. Elle se fait sentir encore cette année, comme le montrent les relevés quotidiens par satellites de la surface de l’océan Arctique couvert de glace. Cette surface s’est réduite à 3,1 millions de kilomètres carrés au 12 septembre, laissant libre de glace les deux routes maritimes traversant l’océan Arctique, le long des côtes de Sibérie et du Canada. Pourtant, avant l’année 2007, elle n’était pas descendue sous les 4 millions de km² depuis le début de cette surveillance satellitaire, en 1979.

Alors que ces signes du changement climatique en cours s’accumulent, le débat sur son caractère «dangereux» se poursuit. Un débat dont la dimension académique cache difficilement la portée politique. Lors de l’adoption de la Convention climat de l’ONU, en 1992 à Rio de Janeiro, les gouvernements avaient évité de quantifier le danger encouru du fait du changement climatique et qu’il faudrait éviter. Aucun objectif climatique - exprimé par une élévation de température moyenne à ne pas dépasser - n’avait été fixé. Une telle démarche permettait également de ne pas chiffrer la quantité de gaz à effet de serre issu de l’usage des combustibles fossiles (charbon, pétrole et gaz naturel) que les gouvernements envisageaient d’émettre dans le futur.

Cette ambiguïté a pris fin lors de la COP de Copenhague en 2009. Avec ce chiffre de 2°C, élévation de la température moyenne au-dessus du niveau préindustriel à ne pas dépasser. Ce chiffre a suscité de nombreux débats. Trop simpliste en raison du caractère multiforme du changement climatique et de ses nombreux effets de seuil ? Trop ou pas assez ambitieux ? Réaliste ou pas ? Fin juillet, une équipe internationale de 17 climatologues - venant des Etats-Unis, de la France, l'Allemagne et la Chine - a relancé le débat avec une étude qui conclut au caractère «highly dangerous» du changement climatique même limité à ces fameux 2°C de plus. Une étude encore sous la forme d'un discussion paper, un article soumis à la discussion des spécialistes, dans Atmospheric, Chemistry and Physics, une revue en accès libre de l'Union européenne des géosciences.

«Coût économique et social»

Les auteurs soulignent d'entrée que «l'humanité est en train d'extraire et de brûler rapidement les combustibles fossiles sans en com prendre complètement les conséquences». La poursuite de cet usage massif des fossiles serait le moyen d'acquérir des «standards de vie croissants» tandis que les «technologies avancées» seront utilisées pour s'adapter aux effets du changement climatique. Or, écrivent-ils, ce point de vue ne permet pas de mesurer l'ampleur de la menace liée à la hausse du niveau marin de plusieurs mètres qui découlerait d'une déstabilisation des calottes glaciaires des pôles. «Le coût économique et social de la perte de fonctionnalités des cités côtières est incalculable en pratique», assènent-ils. Mais ce risque existe t-il ? Le dernier rapport du groupe-1 du Giec (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat), publié en septembre 2013, ne le mentionne pas, en fixant à 0,8 mètre au maximum l'élévation du niveau marin d'ici la fin du siècle. Mais ce chiffre ne tient pas compte d'une possible déstabilisation des calottes, les experts ayant considéré que ce sujet n'était pas assez mûr. Au grand dam de certains glaciologues, impressionnés par les évolutions rapides mesurées par satellites ces dernières années, dont Eric Rignot et Isabella Velicogna du labo californien JPL de la Nasa, cosignataires de l'article.

Le premier argument des scientifiques repose sur de paradoxales observations du climat d'il y a 130 000 ans, lors de l'interglaciaire qui a précédé le nôtre. Baptisée Eémien, cette période d'environ quinze mille ans affiche des températures moyennes d'environ 2°C de plus que celles d'avant la révolution industrielle. «Et donc de 1°C de plus seulement qu'aujourd'hui», précise la paléo-climatologue Valérie Masson-Delmotte (CNRS), cosignataire de l'article. Suffit-il alors de le décrire pour obtenir l'image de la Terre lorsque nous aurons élevé sa température d'un degré de plus ? Non, car la cause de ce réchauffement se situait dans une configuration orbitale dont les effets étaient amplifiés par les rétroactions climatiques de la planète. Et non dans un effet de serre boosté par les émissions dues à l'énergie fossile comme aujourd'hui.

Mais la fin paradoxale de cet interglaciaire intrigue les scientifiques. La cause initiale du réchauffement - la mécanique céleste réchauffant plus l'hémisphère Nord durant l'été boréal - n'opérait plus. Or, c'est à ce moment que «le niveau marin s'élève d'environ 6 mètres au-dessus du niveau actuel d'après l'analyse de coraux australiens», explique Valérie Masson-Delmotte. Seule explication : une perte de glace massive et rapide des deux calottes polaires, probablement liée à une modification brutale des circulations océaniques…

Cyclones plus violents et plus fréquents

Cette période de l'Eémien terminal est aussi marquée par des traces géologiques de violentes tempêtes dans les îles (Bahamas, Bermudes) de l'Atlantique tropical, notent les auteurs. Avec des dépôts marins à 40 mètres plus haut que la ligne de rivage. Et sans que l'on puisse évoquer un tsunami pour l'expliquer. Des tempêtes qui auraient comme cause des eaux tropicales plus chaudes, à l'origine de cyclones plus violents et plus fréquents qu'aujourd'hui. Certes, les modèles climatiques actuels ne prévoient pas de déstabilisation des calottes. Mais s'ils se trompaient ? S'ils étaient un peu trop conservateurs, incapables de prendre en compte des phénomènes brutaux ? Sous l'impulsion de James Hansen, les chercheurs ont donc «exploré», explique Masson-Delmotte, des «scénarios» d'effondrement des calottes. Ils ont donc «prescrit» à l'ordinateur la fonte soit d'une des deux calottes soit des deux, puis observé comment il simulait le climat qui en découlait.

Les résultats des simulations numériques sont du coup très différents de ceux habituellement obtenus par les modélisateurs d’une Terre globalement plus chaude où les zones polaires, surtout du Nord, sont encore plus réchauffées que la moyenne. Lorsque l’équipe prescrit à l’ordinateur la fonte accélérée du Groënland, l’Atlantique nord et l’Europe sont plus froids qu’aujourd’hui vers 2100. Si les deux calottes sont déstabilisées simultanément, une Terre de supercontrastes apparaît. Avec des latitudes élevées et moyennes plus froides qu’aujourd’hui, tandis que les régions tropicales seraient plus chaudes. Un bouleversement géographique dramatique, en particulier pour la production agricole de l’hémisphère Nord. Mais que vaut cette simulation ? Dans la discussion en cours, de nombreuses critiques sont émises. L’un des «relecteurs» (2), Peter Thorne, considère que la simulation numérique n’est pas assez robuste, et que les indices géologiques des méga-tempêtes de l’Eémien sont trop isolés. S’il partage l’idée que l’objectif climatique des 2°C ne doit pas être considéré comme un climat sans dangers, il reproche aux auteurs d’être manifestement trop mobilisés par la volonté de le démontrer à tout prix.

De son côté, Valérie Masson-Delmotte précise le sens de cette étude : «Elle ne démontre rien, mais s'attaque à un vide dans les scénarios, souligné par les informations que nous avons sur l'Eémien. Il nous faut l'explorer car nos outils de simulation ne sont pas capables d'étudier correctement les risques de déstabilisation des calottes, et les conséquences énormes sur la circulation océanique.» Cette circulation ne pèse pas que sur les régions polaires : les moussons asiatique et africaine, décisives pour l'agriculture, en sont la conséquence directe. Le destin de cet article et de ses hypothèses n'est pas écrit. Peut-être ne restera-t-il rien de ces spéculations.

Mais son point de départ alerte. Les scientifiques ont exploré un futur où les émissions de gaz à effet de serre hissent la teneur en dioxyde de carbone de l’atmosphère à 700 ppm (partie par million) en 2100. Contre 400 ppm aujourd’hui et 315 en 1958, selon les mesures effectuées au sommet du Mauna Loa à Hawaï. Pour exclure un tel futur, il faudrait donc une politique drastique de contrôle de ces émissions. Or, les «promesses» que les Etats font pour la COP 21 sont encore très loin du compte, indique une étude du Grantham Research Institute (London School of Economics) parue cet été.

1) Mesurée à 1 mètre au-dessus des sols et à la surface des océans. (2) «Referee» en anglais, les experts chargés de conseiller la revue pour la parution, ou non, de l’article proposé.