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Libération
Reportage

Croatie : la misère ne s’oppose pas à la misère

Aux croisements des voies slovènes, hongroises et autrichiennes, les Syriens sont accueillis dans des villages, souvent pauvres, où ils cherchent un passage vers Schengen.
Dans le village croate de Harmica, situé à la frontière slovène, où un homme désinfecte les abords de la gare après le passage des migrants. (Photo Srdjan Zivulovic. Reuters)
publié le 30 septembre 2015 à 19h56

Le soleil brille faiblement sur les collines croates. Un réfugié syrien sort du train qui relie après une heure de route Zagreb, la capitale, à Harmica, un petit village de 200 habitants collé à la Slovénie. Le trentenaire voyage seul. Il ne parle que l'arabe et ne veut pas donner son nom. Il dit venir d'Alep, où sa femme et ses enfants seraient morts sous les bombes. Ses yeux sont rouges. Il sanglote. Avant cet exode, il n'avait jamais pensé quitter son pays. Il se retrouve, à l'aube, un sac de couchage en bandoulière, dans des paysages de «passages-frontières» qui se ressemblent tous. Pour demander son chemin, il montre un petit carton sale sur lequel quelqu'un a inscrit le nom de la capitale allemande : «Berlin !» Anonyme parmi des dizaines de milliers d'autres, il sait qu'il est tout près du but : la petite gare n'est distante du poste-frontière de Harmica que de quelques mètres. Mais à la porte d'entrée dans l'espace Schengen, le réfugié sans visa sera refoulé. S'il était passé par les champs, comme le font désormais beaucoup de clandestins, il aurait pu continuer jusqu'au nord de l'Europe sans problème.

«Ouvrir notre cœur»

Autour de lui, il n'y a que des fermes modestes, des habitants âgés et des chiens qui aboient. Mais juste en face de la station de police se trouve un foyer propret tenu par l'association Remar, qui recueille d'anciennes toxicomanes et leurs enfants. L'une d'elles, Nina Stanic-Buljan, grosses lunettes de myope et cheveux en bataille, est d'ailleurs en train de balayer le parvis, le regard plein de compassion. Migrants ? Réfugiés ? «De pauvres malheureux, comme nous», tranche-t-elle. Au début, pourtant, lorsqu'elle a vu arriver des colonnes de déplacés, elle s'est inquiétée. «Les filles se disaient : "Mince, les terroristes arrivent !" Et puis on a constaté que c'étaient des êtres humains avant tout. Il y a vingt ans, on a eu la guerre ici aussi ! Beaucoup de Croates sont partis sur les routes.»

A Harmica, la misère ne s'oppose pas à la misère. Un camp de fortune a été installé au cœur de la bourgade, à côté de la fontaine municipale. Les associations caritatives se coordonnent. Elles répartissent les denrées périssables en fonction des flux. Dans la grande remise de Remar, au fond du jardin, au milieu des poules et des canards, on trouve maintenant le garde-manger des exilés. «Vous savez, dit Nina Stanic-Buljan, ce n'est pas nous, avec notre passé dans la drogue, qui allons juger les autres ! Grâce à Dieu, on a maintenant un toit. Donc on peut au moins ouvrir notre cœur à ceux que le destin fait passer par ici.»

La Croatie fait partie de l'Union européenne, mais elle n'a pas encore intégré l'espace Schengen. C'est donc à sa voisine, la Slovénie, qu'incombe la tâche de «protéger» les frontières de l'Europe communautaire. Ce petit pays de seulement 2 millions d'habitants enregistre les demandeurs d'asile. «Mais personne ne veut rester en Slovénie», affirme Antonija Zaniuk, la présidente de l'antenne locale de la Croix-Rouge. Elle dirige le centre de premier accueil de la ville coquette de Brezice, au pied d'un château médiéval bien rénové. Les nouveaux arrivants sont différents de ses bénéficiaires habituels. «Ces gens sont bien habillés. Ils ont beaucoup d'argent. Peut-être que parmi eux il y a des réfugiés aussi, et des personnes pauvres, mais pour la majorité, je ne sais pas…» dit-elle, soupçonneuse. Tous les migrants sont envoyés sans distinction dans les deux centres d'urgence ouverts pour eux, à Postojna et à Celje. Des endroits où les exilés peuvent faire un brin de toilette, manger un plat chaud et se poser pour réfléchir à la suite.

Débat houleux

La suite, une fois dans l’espace Schengen, est plus simple. Il suffit le plus souvent de monter dans des bus affrétés par les autorités qui jouent à saute-frontières. Au poste de Spielfeld, côté autrichien, tout est mis en œuvre pour que les transferts vers l’Allemagne se fassent rapidement. La coordination avec la Slovénie se passe très bien. Les choses sont plus difficiles à la frontière hongroise. Les bénévoles autrichiens reprochent à Budapest de ne pas leur communiquer le nombre de réfugiés convoyés vers l’Ouest, leur compliquant la tâche.

Plutôt que de monter dans des bus dont ils se méfient parfois, certains réfugiés empruntent aussi les taxis du coin, une aubaine. «Ils veulent que je les conduise à Vienne», souffle Michael Schitter, un chauffeur qui vient désormais presque tous les jours «parce qu'ils paient très bien». Dans la capitale autrichienne, la compagnie des chemins de fer OBB doit encadrer l'accès aux guichets. La plupart des migrants prennent encore des tickets pour Munich. Mais ils sont de plus en plus nombreux à vouloir rester en Autriche. Désormais, le pays enregistre environs 400 demandes d'asile par jour. Elles émanent principalement de Syriens et d'Afghans. Après un débat houleux au Parlement, le gouvernement de grande coalition entre la droite et la gauche a donc imposé des quotas de répartition à toutes les communes du pays. Il les oblige à accueillir un nombre de demandeurs d'asile pouvant atteindre 1,5 % de leur population. Résultat, dimanche, lors d'une élection régionale en Haute-Autriche (nord), l'extrême droite (FPO), qui dénonce un «diktat», a doublé son score, passant au-dessus des 30 %. Triste record, qui vient relativiser la bonne image d'une Autriche ouvrant grands ses bras aux damnés du monde musulman.