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TRIBUNE

Les territoires de l’imaginaire libertaire

Où se situe ce «non-lieu» qu’est l’utopie ? Sur une île le plus souvent. L’idée est européenne. Ses partisans eurent le choix entre deux projets : autoritaire comme chez Thomas More, ou alors libertaire, comme à l’abbaye de Thélème de Rabelais.
par Philippe Pelletier, Géographe, professeur à l’université Lyon-II
publié le 30 septembre 2015 à 17h46

Le territoire de l'imaginaire ne se confond pas avec le territoire utopique. L'imaginaire n'est pas un songe pur et nocturne, mais un rêve éveillé, il trace, prévoit et construit mentalement. L'idée même de «territoire utopique» frôle en outre l'oxymore puisque l'étymologie du mot «utopie», qui signifie «non-lieu» ou «sans lieu», dément le concept de territoire qui suppose un espace délimité et approprié. Mais l'ambiguïté surgit car Thomas More situe l'utopie, dont il est l'inventeur au début du XVIe siècle, dans un espace, certes, imaginaire, mais concrètement tracé : une île. La combinaison île et utopie est d'ailleurs déclinée par ses successeurs (Campanella, Bacon, de Foigny, Morelly, de Fontenelle, de la Bretonne…). A cette ambiguïté s'ajoute une complexité. Car les partisans de l'utopie s'avancent dans deux directions très différentes. Certes, ils critiquent la société existante en rêvant d'une meilleure. Mais, ils optent alors pour un projet soit autoritaire (More lui-même, Campanella), soit libertaire aux contours plus flous, plus spontanés et articulés par le bon vouloir et la liberté («Fais ce que voudra» de l'abbaye de Thélème chez Rabelais).

L'utopie a pour caractéristique, souvent oubliée, d'être une fille de l'Europe. Il fallait que cette Europe, à partir du XVIe siècle, celle des guerres de religion et de la conquête du Nouveau Monde, réinvente quelque chose. Elle devait trouver de nouveaux espaces, quitte à reproduire les mêmes pesanteurs d'un système d'Etat-nation en train de se concrétiser avec les monarchies absolues et le système territorial des traités de Westphalie (1648).

En revanche, ce tropisme n'existe pas en Asie orientale, ou pas de la même façon. Pour dire l'utopie, la langue japonaise utilise par exemple l'anglais utopia. Le mot corollaire de risôkyô n'a pas la même portée. Signifiant «pays idéal» - celui qui est fantasmé, rêvé, imaginaire - il est issu de la croyance taoïste, venue de Chine, d'un pays des immortels situé en mer Orientale (encore dans des îles). Il renvoie aussi au Tokoyo, le «monde de base», celui de l'éternité et des âmes défuntes, ou encore au Niraikanai, le monde imaginaire ultramarin des Ryûkyû. Les insulaires de l'Extrême-Orient savent que ces pays n'existent pas réellement, mais que les âmes qui s'y réfugient, par définition invisibles et pouvant prendre la forme de «visiteurs rares» (marebito) pendant des mascarades, proviennent du vivant…

En Europe, le poids du monothéisme, de la transcendance et de son acolyte, l’Etat-nation théocratique ou laïque, a donc fait basculer l’utopisme sur son revers autoritaire de projet hiérarchique. Quid alors de l’option libertaire ?

La réponse à cette question passe d'abord par une clarification. Elle concerne Marx qui, lorsqu'il récuse le «socialisme utopique», ne fait pas référence à Proudhon (puisqu'il le range alors dans la catégorie du «socialisme scientifique» avant de le renier plus tard), mais aux idées de Cabet, Owen ou Fourier. L'anarchisme, qui se structure à partir du courant bakouniniste de la Ière Internationale au cours des années 1880, puise davantage du côté de Proudhon que du côté de Fourier.

Deux grandes tendances se dessinent en son sein. L’une aspire à l’utopie en tant que nouveauté radicale, d’où les expériences de «communautés anarchistes», souvent dans le «Nouveau Monde», comme La Cecilia au Brésil (1890), mais qui s’insèrent, en réalité, dans le vaste mouvement d’émigration des travailleurs pauvres. L’autre s’en méfie car l’utopie peut porter en elle une forme de rigidité, de programme obligé, de chefs et de dystopie (quand l’utopie tourne au cauchemar !).

Ce schéma n’est toutefois pas aussi tranché. Si les géographes libertaires Pierre Kropotkine ou Elisée Reclus ne croient pas dans les «petites Icaries», qui ressemblent trop à des monastères laïques «hors-sol» et qui supposent, à tort, que l’être humain serait intrinsèquement bon et les sociétés sans conflit, ils reconnaissent leur valeur d’expérimentation.

Un Jean Grave, qui se méfie pourtant des fantaisies individualistes des «milieux libres», publie un livre d'utopie : Terre libre : les pionniers (1904), lui aussi situé dans une île. Il l'écrit à la demande de l'enseignant libertaire et rationaliste Francisco Ferrer, ce qui prouve son intention pédagogique édifiante. André Léo, Louise Michel, Han Ryner, Bernard Lazare ou Georges Eekhoud publient des ouvrages du même genre, tandis que l'anarcho-syndicaliste Pierre Besnard s'efforce, dans le Monde nouveau (1936), de poser les contours d'une autre société non pas sur le modèle du récit utopique mais du projet concret de grandes structures fédératives à mettre en place sans patrons ni Etat.

En fait, ces deux tendances témoignent des pluralités de l’anarchisme dont l’Espagne libertaire constitue l’un des meilleurs exemples. Au millénarisme rural de l’anarchisme andalou teinté d’utopisme fait ainsi écho l’anarcho-syndicalisme catalan qui fut capable, en 1936, de remettre en marche l’économie industrielle contre le putsch franquiste. L’un n’a pas empêché l’autre. Des villageois ont même brûlé des billets de banque sur la place publique en Aragon : utopie concrète.

Suivant les lieux, les moments et les époques, le balancier oscille vers l’un des deux pôles. L’utopie, en ce qu’elle incarnerait l’irréalisable révolutionnaire et généralisée, s’efface de nos jours devant l’expérimentation localisée. L’occupation des places publiques par les mouvements de contestation montre une volonté de réappropriation collective de l’espace. Les Zones à défendre ou les Zones d’autonomie temporaire, le Rojava libertaire ou encore le Chiapas zapatiste recèlent une dimension territoriale évidente, même passagère ou fragile, qui n’est pas contradictoire avec un fonctionnement en réseau élargi, via Internet ou le téléphone portable.

Plus modestement, les jardins partagés ou les coopératives d’habitants ancrent la gestion directe dans l’espace quotidien. Quant au Club alpin libertaire (international), il entend renouer les pratiques de solidarité et de résistance montagnardes avec les idéaux libertaires.

Une chose est sûre : l’imaginaire ouvre le champ des possibles. L’utopie, qui a surtout valeur d’illustration, suscite de la méfiance en ce qu’elle déboucherait sur le cauchemar de la dystopie, ou bien en ce qu’elle supposerait le projet libertaire «irréaliste» dans le sens mal venu d’«utopique». Mais l’imaginaire part de l’ici et du maintenant. Alors que les soixante-huitards voulaient «L’imagination au pouvoir», les libertaires, suivant la réflexion de Louise Michel proclamant que «Le pouvoir est maudit, c’est pour cela que je suis anarchiste» parleraient plus volontiers du pouvoir de l’imagination, c’est-à-dire de sa capacité, de notre capacité.