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TRIBUNE

De l’histoire impériale à l’histoire globale

En secouant les horizons étroits de la nation et du continent, l’étude des empires a préparé la voie à une histoire mondiale. Peut-on encore envisager celle de l’Europe sans les pays de l’islam, sans la Chine, sans l’Inde ou le Japon ?
publié le 8 octobre 2015 à 18h16

Les Rendez-vous de l’histoire de Blois, qui se tiennent jusqu’au dimanche 11 octobre, consacrent leur XVIIIe édition aux empires. Le concept - pourtant difficile à définir - connaît un regain d’intérêt. L’empire entend faire «vivre ensemble des peuples différents», selon le gouverneur français Robert Delavignette. «Les empires subsistent par la force, sans doute, mais ils n’imposent ni langue, ni religion, ni culture. Ils possèdent la capacité d’intégrer au groupe dirigeant d’origine des nouveaux venus», écrit encore l’historien Jacques Frémeaux, membre du conseil scientifique des Rendez-vous de Blois. Est-ce pour cela qu’on sent poindre parfois, dans nos Etats-nations fatigués, une (vaine) nostalgie de l’empire, comme le note Robert Frank ? Mais l’empire fait surtout son retour dans l’historiographie, et c’est là qu’il est le plus stimulant. L’histoire impériale a ouvert la voie à une histoire globale, comme l’écrit Serge Gruzinski. Un élargissement du regard qui refuse de fragmenter l’histoire du monde au gré des frontières nationales ou des continents et oblige à repenser le récit qu’a fait de lui-même l’Occident. S.F.

Un historien européen est confronté aux défis lancés par un univers mondialisé. Les Européens peuvent-ils encore prétendre faire l’histoire du monde ? Sont-ils capables de jeter un œil universel sur le reste de la planète ? Comment éviter l’eurocentrisme ? Et quand bien même l’histoire que nous écrivons n’aurait de sens que pour l’Europe, quel contenu lui donner au moment où ce continent accueille toujours plus nombreux des immigrants d’Afrique et d’Asie, et qu’il n’existe toujours pas de mémoire européenne à partager avec eux ?

Un monde global est un monde qui a aboli l’espace. C’est le mérite d’une histoire des empires d’avoir secoué les horizons étroits de la nation et même du continent. Elle a préparé la voie à l’histoire globale, qui récupère, développe et réoriente l’apport de l’histoire impériale en privilégiant l’exploration systématique des processus de mondialisation.

Le XVIe siècle constitue une période privilégiée pour comprendre le rapport entre empires, mondialisation et origines de la modernité. Ce n'est pas un hasard si le juriste allemand Carl Schmitt a introduit le mot «global» en l'associant aux effets de l'expansion de l'empire espagnol, qui a transformé l'image du monde et a esquissé les fondements du droit international. Exemple de cette collusion : le premier globe terrestre, celui de Martin Behaim (1491-1493), est contemporain du partage de la planète entre l'Espagne et le Portugal par la bulle Inter caetera (1493), et le traité de Tordesillas (1494), comme du premier voyage de Christophe Colomb. Les Européens inventent une image de la Terre - sur globe ou sur planisphère - et celle-ci deviendra sa représentation exclusive et systématiquement exportée. Et, c'est dans les universités de l'empire espagnol que furent débattus pour les siècles à venir les rapports que l'Occident chrétien, «cœur de la civilisation», se préparait à entretenir avec les autres nations du globe, païennes et donc «barbares».

On partira aussi de l’histoire des empires européens pour réfléchir sur l’un des moteurs de la mondialisation, l’occidentalisation. Pas d’occidentalisation, c’est-à-dire, pas de projection hors d’Europe des normes, des institutions et des obsessions des Européens, sans ouverture vers l’Ouest. Notre Moyen Age gardait les yeux rivés vers l’Est. L’horizon bascule avec le franchissement de l’Atlantique par Christophe Colomb. En quelques dizaines d’années, les Castillans entreprennent de conquérir un autre hémisphère, le Nouveau Monde. Dès lors, l’Ouest cesse d’être une direction de l’espace, il prend la forme physique de terres et d’humanités nouvelles, et ne cessera plus de se charger des convoitises et des attentes de quantité d’Européens.

Le virage vers l'Ouest est donc le déclic qui, d'un empire à l'autre, de l'Espagne et du Portugal à la Hollande et à l'Angleterre, créera l'Occident dans ses dimensions planétaires, matérielles et imaginaires. Il explique les liens ineffaçables qu'entretiennent, dès le XVe siècle, l'histoire de l'Europe et les mémoires européennes avec l'Amérique ibérique. Des liens atlantiques qui passent par le recours à l'esclavage des Noirs, la construction des sociétés coloniales, l'exploitation des richesses minérales, la prédation meurtrière mais aussi la gestation d'une humanité métissée sans précédent dans le reste du monde.

Dans les Amériques, les empires accouchent des futures nations américaines : Nouvelle-Espagne (Mexique), Nouvelle-Grenade (Colombie), Nouvelle-Angleterre, Nouvelle-France. Du même coup, en apprenant à se situer entre Orient et Occident, l’Europe se forge une identité plurielle et dominatrice. Elle cesse d’être l’extrémité occidentale du monde antique pour s’affirmer sur le globe et imposer un eurocentrisme qui ne s’explique que dans ce contexte impérial et global.

L'histoire des empires conduit vers une histoire au pluriel, qui rend au paysage historique une épaisseur et une complexité que des siècles d'histoire nationale et occidentale ont souvent effacées. Peut-on encore envisager l'histoire européenne sans les pays de l'islam, sans la Chine, sans l'Inde ou le Japon ? Dans l'Aigle et le Dragon (Fayard, 2012), j'ai revisité la conquête du Mexique à la lueur de la Chine des Ming. Je me suis alors rendu compte que nous ne pouvions plus écrire une ligne d'histoire, fût-ce d'histoire des Amériques, sans avoir en tête le passé de cet empire et l'étendue - souvent abyssale - de nos ignorances. En 1517, il y aura bientôt cinq cents ans, des Espagnols et des Portugais, obsédés par l'idée d'atteindre les Moluques et leurs fabuleuses épices, montent des entreprises de conquête. L'une est bien connue, la conquête du Mexique avec ses répercussions à long terme pour l'avenir de tout le continent américain. L'autre entreprise est restée longtemps inaperçue : fascinés par les richesses de l'Empire céleste, les Portugais trament l'invasion de la Chine méridionale. Si d'un côté le Mexique indien a été rapidement absorbé dans l'Empire espagnol, une tout autre histoire s'est jouée sur le versant asiatique, l'intégration d'un nouveau partenaire, Lisbonne, au jeu pluriséculaire, sinon millénaire des échanges qui animaient cette région de l'Asie et que dominait l'empire chinois.

Ne pas oublier la Chine, ne pas non plus oublier l'islam. On a parfois l'impression que les relations agitées entre l'Amérique et les pays de l'islam sont un phénomène récent. Un retour aux débuts de l'ère moderne démontre le contraire. Puissance dominante dans la Méditerranée et une partie de l'Europe, l'Empire ottoman s'intéresse fort tôt au Nouveau Monde : dès le début du XVIe siècle, Istanbul - comme Londres - collecte toutes sortes d'informations sur l'Amérique. On y a compris l'avantage intolérable que le Nouveau Monde apporte à l'Occident chrétien dans le processus de mondialisation qui démarre au XVIe siècle. Dans le même temps, Mexico, tête de pont de l'Empire espagnol en Amérique, s'inquiète des ambitions ottomanes, et prie pour l'écrasement de l'islam.

Empire ottoman contre Empire espagnol, Empire portugais contre Empire chinois… C’est en revisitant l’histoire des empires que l’on peut écrire une histoire globale qui éclaire le monde et ses recompositions partout autour de nous.