C'est entendu. Il y a le symbole. «Le Nobel de la paix vient saluer un Quartette qui a véritablement joué un rôle majeur lors de moments très délicats de la récente histoire postrévolutionnaire du pays, où le processus démocratique très fragile a été mis sérieusement en danger», dit Antonio Manganella, chef de mission en Tunisie d'Avocats sans frontières. Et d'ajouter : «Ce prix veut reconnaître la place que la société civile doit pouvoir avoir dans la gouvernance d'un pays démocratique à un moment où elle connaît une forme de désenchantement.»
Rôle crucial. Pour incarner l'espoir, le comité Nobel a choisi un quatuor d'organisations. «Mais ç'aurait pu être d'autres mouvements, nuance Shiran Ben Abderrazak, jeune écrivain politique, et auteur de Journal d'une défaite. Le message reste clair : redonner un souffle, contre la fatigue, la lassitude, les tentatives de régression.» Car bien que malmenées, associations, ONG, syndicats, etc., ont joué un rôle crucial dans la chute de Ben Ali. Et depuis. «C'est la société civile qui a combattu l'article premier de la Constitution pour qu'elle ne soit pas inspirée de la loi islamique, comme le voulait Ennahdha[le parti islamiste au pouvoir de 2011 à 2014; ndlr]. Elle qui s'est battue contre l'article 28 qui évoquait "la complémentarité entre l'homme et la femme", et non l'égalité», rappelle Alaa Talbi, directeur exécutif du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES).
Un prix peut-il être une impulsion sociétale, un stimuli démocratique, et une marche à suivre anticonflictuelle au moment où la Tunisie avance, en équilibriste, au-dessus d'une foultitude de périls ? Avec comme funambules gouvernementaux, beaucoup d'ex-cadres de l'ancien régime. «Ce Nobel nous dope à un instant décisif, car les menaces politiques sur nos libertés publiques, les menaces terroristes sur nos vies, sont terribles», souffle Alaa Talbi. Certes, ajoutent des militants des droits de l'homme, le prix salue un pays qui s'est libéré d'une dictature sans faire appel à une intervention étrangère, contrairement à la Libye. Certes, aussi, il «marque d'ores et déjà une date charnière dans l'histoire du pays», ajoute Talbi.
Mais ce prix Nobel de la paix laisse aussi entrevoir les reculades récentes sur les libertés publiques et les droits humains en Tunisie. Shiran Ben Abderrazak : «Il nous donne de l'espoir au moment où l'on traque les lanceurs d'alertes, où l'on arrête des homos pour les soumettre à des tests anals, où trois hommes ont été torturés à mort suite à des arrestations arbitraires pour avoir tenté, officiellement, de fumer un joint…»
Bouffée d'oxygène. Le tout, dans une Tunisie où l'on s'inquiète d'une confiscation de la révolution par une restauration réactionnaire. « Le souffle révolutionnaire et ses revendications semblent lointains, mais ils n'ont pas totalement disparu, nuance Manganella. Mais les causes à l'origine de la révolution, et notamment les inégalités d'accès aux droits, et en particulier aux droits économiques et sociaux, la corruption et le népotisme, n'ont jamais été traitées sérieusement par aucun gouvernement en place depuis 2011.»
Le processus de justice transitionnelle a du mal à démarrer, disent les réseaux citoyens. Des projets de loi de réconciliation prévoient une forme d'amnistie pour les ex-nantis. Des désirs de museler les manifs voient le jour. Ce Nobel tient donc de la bouffée d'oxygène. Pour les Tunisiens, avec «l'idée que malgré les dérives, la révolution reste un modèle et que la transition ne doit rien sacrifier dans la démocratie», dit Manganella. Pour l'extérieur, aussi. « L'opinion internationale va avoir un autre regard sur nous, moins misérabiliste, espère Ben Abderrazak. Et les mécènes financeront aussi les associations, j'espère. »