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Libération
Proche-Orient

En Israël, le temps de la colère

Si le déploiement massif des forces de l’ordre a imposé le calme dans le centre de Jérusalem, plusieurs attaques se sont succédé vendredi en Cisjordanie et à Gaza.
A Gaza, six Palestiniens ont été tués vendredi au cours d’affrontements avec des soldats israéliens à la frontière avec l’Etat hébreu. (Photo Adel Hana. AP)
publié le 9 octobre 2015 à 19h46

Ambiance électrique à Jérusalem. A l'occasion d'une énième Journée de la colère proclamée par on ne sait qui sur les réseaux sociaux, la police israélienne avait mobilisé plus de 5 000 de ses hommes afin de maintenir l'ordre aux abords des quartiers arabes et dans la Vieille Ville. Unités spéciales en uniforme de Rambo, patrouilles à cheval, jeeps blindées, ballon d'observation, hélicoptères, drones, snipers sur le toit des immeubles jouxtant le mur des Lamentations et portails de détection : le ministre israélien de la Sécurité intérieure, Gilad Erdan, avait exigé que «l'ordre règne» durant la grande prière du vendredi sur l'esplanade des Mosquées. Et ce fut le cas. D'autant que l'entrée du troisième lieu saint de l'islam était interdite aux fidèles de moins de 50 ans, qui sont donc allés prier ailleurs. A même la rue ou dans les allées jouxtant les murailles de la Vieille Ville. «De toutes les causes de frustration que j'ai connues depuis le début de l'occupation israélienne [juin 1967, ndlr], celle-là est la plus humiliante» , lâche Ahmed Hawass Amdini, un ingénieur né à proximité de la Vieille Ville. Vêtu d'un imperméable aux couleurs passées et d'un costume-cravate d'un autre âge, l'homme s'exprime en anglais. Il refuse d'employer l'hébreu «parce que c'est la langue de l'occupation».

«On va vous écraser la gueule»

Le visage d'Amdini est rouge pivoine, une de ses paupières cligne. Ses mains fouillent nerveusement dans ses poches. Tout ça parce que quelques secondes avant de nous rencontrer, il a failli gifler une policière israélienne âgée d'une vingtaine d'années qui refusait d'écouter ce qu'il avait à dire. «Je ne supporte plus d'être traité comme une personne de deuxième catégorie sur la terre où je suis né , fulmine-t-il. Vous ne savez pas ce que c'est de devoir montrer sa carte d'identité à des jeunettes qui vous remballent d'un air méprisant. De quel droit ces gens-là décident-ils si j'irai ou non prier sur l'esplanade des Mosquées ? Si c'est ça leur démocratie, qu'ils la gardent ! Ils ne valent pas mieux que Bachar al-Assad.»

Dans la nuit de jeudi à vendredi, quelques centaines de juifs d'extrême droite appartenant au mouvement Lehava («le flambeau»), et à la Familia, une association de supporteurs du Beitar de Jérusalem (un club de foot lié au Likoud) avaient manifesté dans le centre de la ville aux cris de «Morts aux Arabes» et de «Vengeance». Quelques-uns ont voulu remettre le couvert pendant la grande prière du vendredi, peu après qu'un adolescent juif de 16 ans a été, à proximité de la Vieille Ville, poignardé par un Palestinien à peine plus âgé que lui avec un couteau à éplucher les légumes. «Hé, les "Arabouchim" [bougnoules, ndlr], on va vous écraser la gueule», criaient ces ultras en tentant de s'approcher des fidèles. «Chiens, fils de chiens», répondaient des groupes de jeunes musulmans prêts à en découdre. Rapidement repoussés par les policiers, les extrémistes juifs sont allés brailler ailleurs en promettant d'attaquer le premier chauffeur de taxi arabe à leur portée. Et en glorifiant le fait d'armes du jeune homme qui avait, quelques heures auparavant, poignardé quatre ouvriers municipaux de Dimona (désert du Néguev) parce qu'ils étaient bédouins et qu'il voulait «venger les victimes juives» des récentes attaques palestiniennes à l'arme blanche.

Plus de 600 policiers israéliens assuraient l’ordre dans la Vieille Ville de Jérusalem. On en comptait donc un tous les deux ou trois mètres, adossé aux vieux murs de pierre ou en faction devant dans des ruelles désertes, puisque la plupart des magasins avaient fermé leurs portes. En solidarité avec la Journée de la colère, mais également parce qu’ils redoutent les incidents et que les touristes se sont faits rares.

Après l'attaque au couteau à peler les légumes le matin, une deuxième tentative d'agression au poignard s'est déroulée à l'entrée de la colonie de Kyriat Arba (en Cisjordanie), où l'assaillant a été abattu. A Afoula (nord d'Israël), c'est une jeune Palestinienne qui a vainement tenté de passer à l'action avant d'être arrêtée. A Jérusalem, l'annonce de chacun de ces événements a encore tendu l'atmosphère. Prévenus par leurs amis sur Facebook et WhatsApp, des habitants du camp de réfugiés de Chouafat ont salué le «martyr» de Kyriat Arba en tirant des feux d'artifice. Au point de passage de Kalandia contrôlant la route vers Ramallah, les premiers incidents ont éclaté alors que la prière sur l'esplanade des Mosquées n'était pas encore terminée. Jets de pierres et catapultes contre grenades lacrymogènes et tirs à balle réelle ou en caoutchouc. Les émeutes se sont étendues aux abords de la colonie de Beit-El, à Al-Bireh, un quartier excentré de Ramallah où était enterré l'auteur d'une attaque au poignard à Jérusalem, ainsi qu'aux environs de Hébron et aux routes de Cisjordanie où plusieurs voitures transportant des colons ont été caillassées.

«Personne ne croyait à notre protestation»

A la manœuvre côté palestinien, des jeunes gens de 15-20 ans persuadés d'avoir déclenché une nouvelle Intifada sans l'aide des anciens et galvanisés par leur succès. «Aujourd'hui, nos frères de Gaza ont également affronté les soldats sionistes retranchés devant leur barrière de sécurité [5 morts et plus de 30 blessés palestiniens, ndlr]. C'est nouveau et ça démontre bien que le mouvement s'étend !» lâche Ayman, l'un des meneurs du comité de lutte créé à Issawiyeh, l'un des quartiers arabes de Jérusalem où les violences perdurent depuis plusieurs semaines. «Au début, personne ne croyait à notre protestation , jubile-t-il. Mais les faits sont là : partout, des frères et des sœurs se lèvent pour frapper l'occupant avec des pierres, des cocktails Molotov, des couteaux, des tournevis et des marteaux. Pas besoin de donner des ordres, chacun sait ce qu'il doit faire. Les Israéliens sont débordés et c'est bien.»

En règle générale, les rues Yaffo et Ben Yehouda, les artères commerçantes de Jérusalem-Ouest, la partie juive de la Ville sainte, grouillent de monde avant l'arrivée du Shabbat qui débute en fin d'après-midi. Les cafés sont bondés et les familles se livrent aux derniers achats de la semaine. Or, ce vendredi, on comptait les consommateurs sur les doigts de la main malgré l'important dispositif policier. «Peur ? Bien sûr que les gens ont peur. Comment pourrait-il en être autrement ?» interroge Daniel Hassina, un porteur de kippa né en Argentine et installé dans la Ville sainte depuis 1990. «Les Israéliens font confiance à Benyamin Nétanyahou, à Tsahal, ainsi qu'au Shabak, [la Sûreté générale] pour briser l'échine des terroristes. Ils savent que s'il le faut, Israël emploiera tous les moyens pour se défendre poursuit-il. Mais en attendant, beaucoup de sang va sans doute encore couler. J'espère seulement que nous ne revivrons pas une nouvelle opération Bouclier de défense [l'invasion de la Cisjordanie en mars 2002, l'action militaire majeure de la deuxième intifada]. Cette fois, il faudra en finir vite avec les Arabes.»

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