C'est jour de fête, dans le quartier périphérique de Simmering. A la sortie du métro, le FPÖ tient meeting et distribue des ballons aux enfants. Les haut-parleurs crachent la musique entrainante de Werner Otti, une star locale de la variété. Tout le monde a le sourire. Selon les sondages, le parti d'extrême droite et son leader, Heinz-Christian Strache, obtiendraient 35 % des suffrages aux municipales de dimanche, tandis que le SPÖ (sociaux-démocrates), qui contrôle la ville depuis 1945, recueillerait 36 %. Pour l'éditorialiste Christian Rainer, de l'hebdomadaire Profil, si le FPÖ gagne, Vienne serait alors «la première capitale occidentale à hisser à la première place un parti hostile aux étrangers, avec un chef venant d'un milieu néonazi». Un signal pour toute l'Europe.
Ces journalistes «à la noix», Paul Stadler s'en fiche pas mal. Cela fait trente ans qu'il bat le pavé pour l'extrême droite à Simmering. Avec son physique de sénateur, il est en passe de devenir le nouveau maire du quartier, qui est aussi le XIe arrondissement de la capitale autrichienne, un carrefour routier, bastion ouvrier et agricole.«Je suis populaire parce que j'essaie d'aider les gens, explique-t-il. Ils ont beaucoup de problèmes. Le chômage augmente, les logements deviennent chers.» Dans son fief, on est bien loin du centre opulent de la Vienne impériale, où les touristes fortunés, toujours plus nombreux, accourent pour admirer une ville classée à l'Unesco, à l'offre culturelle exceptionnelle. A Simmering, les revenus, comme le niveau d'éducation, sont bas. Depuis l'ouverture du marché du travail aux pays voisins d'Europe centrale, la concurrence a augmenté. Les frontières hongroise, tchèque et slovaque ne sont qu'à une heure de route. En cinq ans, le chômage est passé de 8,8 % à 13,1 %.
«La belle affaire»
Et si Vienne jouit d'une qualité de vie sans pareil, les classes populaires rejettent massivement le bilan de la coalition sortante entre les sociaux-démocrates et les écologistes. La principale rue commerçante est devenue piétonne ? «Et alors ?» rétorquent les passants. On construit des lignes de métro ? «Ça ne me fera pas faire des heures.» La place de la voiture a reculé ? «La belle affaire.» Ce dont on parle ici avec le FPÖ, ce sont des migrants. Car que pèsent politiquement quelques kilomètres de pistes cyclables en plus, alors qu'au seul mois de septembre, 200 000 sans-papiers sont entrés en Autriche, un pays de 8,58 millions d'habitants, et que 400 demandes d'asile sont déposées chaque jour ? «On a des gens qui sont éligibles à un logement social depuis sept ans, fustige Paul Stadler. Ils ne peuvent pas comprendre que des étrangers qui viennent d'arriver en reçoivent un dans les six mois. C'est la goutte d'eau qui fait déborder le vase.»
L’extrême droite autrichienne stigmatise les étrangers depuis des décennies. Mais le caractère extraordinaire de la crise des réfugiés a littéralement dynamité la campagne. Dans la capitale, 36 % des habitants sont nés hors des frontières du pays. En dix ans, sa population a augmenté de près de 150 000 habitants, pour s’établir à 1,8 million cette année. La ville se densifie. La vie quotidienne change et devient plus stressante. Dans les années 70, les Viennois étaient catholiques à 70 %. Du fait de la sécularisation et de l’immigration, l’Eglise ne comptera plus que 30 % de fidèles dans trente ans. Ce sont les projections : en Autriche, la confession des citoyens est enregistrée par l’Etat, qui prélève l’impôt des cultes. Le nombre de musulmans, lui, va doubler, pour atteindre 21 %. De là à imaginer la capitale de l’Autriche se transformer bientôt en califat, il n’y a qu’un pas… que franchit allègrement Paul Stadler. Il adore relayer une légende urbaine, entendue mille fois, selon laquelle des Viennoises «de souche» déposeraient désormais leur demande de logement en mairie voilées, pour faire accélérer les démarches. Car une bonne partie des électeurs le croient désormais mordicus : à des fins électorales, la gauche privilégierait les musulmans, qui votent en majorité pour elle.
L'islam est devenu une obsession. «En tout cas, c'est une vraie peur dans les quartiers populaires, affirme David Lazar, un élu juif du FPÖ. Et ça, les bobos du centre-ville ne le comprennent pas. Il n'y a plus que 8300 Juifs déclarés aujourd'hui en Autriche. L'antisémitisme qu'on reproche toujours à mon parti, aujourd'hui, il ne vient pas des autochtones, il vient de l'islam.»
Ville-monde, siège de l'ONU, Vienne a peur de sa diversité. Elle a pourtant toujours accueilli les persécutés et les misérables : 120 000 Polonais sont venus dans les années 80 ; la décennie suivante, 90 000 Bosniaques ont été acceptés. Depuis l'an 2000, plus de 22 000 Tchétchènes se sont également installés. Mais le maire social-démocrate de Vienne, Michael Häupl, en poste depuis 1994, a beau affirmer que la ville a les capacités d'accueillir encore d'autres exilés, il se heurte à un mur de consternation à Simmering et dans les quartiers populaires. «Il est temps qu'il prenne sa retraite, affirme une jeune sympathisante du FPÖ. Les Tchétchènes, on les connaît dans le quartier. Ils partent faire le jihad en Syrie ! Ouvrir grand les portes comme cela, c'est complètement irresponsable !» Comme beaucoup des électeurs de l'extrême droite, elle aussi a des origines étrangères. Ses parents sont originaires de Serbie. «A Vienne, tout le monde est mélangé, ce n'est pas le problème. Il ne faut pas faire rentrer trop de musulmans, c'est tout.» Un tel discours généralisateur, choquant, a longtemps été réservé à une poignée d'identitaires nostalgiques de la grandeur germanique…
Vieille famille noble
C'est que face aux changements sociologiques, «le FPÖ a progressivement modifié sa stratégie depuis dix ans, décrypte Christoph Hofinger, de l'institut de sondages Sora. Alors qu'avant, il dénonçait l'immigration en général, désormais, pour séduire les étrangers naturalisés et leurs enfants, il concentre ses attaques contre les musulmans, et surtout contre les Turcs.» Johann Gudenus, le fringuant chef du FPÖ à Vienne, un idéologue radical issu d'une vieille famille noble, ne dit pas autre chose. «On trace notre route, commente-t-il simplement, entre deux selfies avec ses nombreuses groupies. Les gens sont frustrés. Ils veulent du changement.» La frustration, grande compagne des Viennois, l'extrême droite lui doit beaucoup, selon le sociologue Jörg Flecker. «Le FPÖ a toujours su convaincre les gens qu'il comprenait leurs soucis et parlait leur langue. Au niveau national, la gestion des réfugiés n'a pas été faite correctement par le gouvernement de coalition entre la droite et la gauche. L'équipe municipale de Vienne en pâtit, analyse-t-il. Toute l'aigreur des couches populaires a dévié vers l'unique sujet dont on parle dans les médias : les réfugiés. Ceux qui estiment avoir des problèmes ont eu l'impression d'être délaissés par le discours politique et le FPÖ constitue la seule alternative présentée. A l'image du parti NPD en Allemagne.»
Pour le politologue Thomas Schmidinger, la crise des réfugiés n'a fait qu'accélérer la polarisation grandissante de la société viennoise. «La semaine dernière, 150 000 personnes ont aussi assisté à un concert en soutien aux réfugiés, rappelle-t-il. Depuis plus d'un mois, des milliers d'entre eux apportent spontanément de l'assistance aux migrants dans les gares de la capitale. Il y a donc un vrai mouvement progressiste. Mais il ne fait que renforcer l'agressivité et l'angoisse de l'autre camp.» A Simmering en tout cas, l'heure n'est plus à la peur. On a plutôt envie de régler des comptes.