Le 12 septembre, le sang aurait pu couler sur l'avenue Habib-Bourguiba, dans le centre-ville de Tunis. Ce jour-là, une manifestation est organisée pour protester contre un projet de loi de «réconciliation économique» qui permettrait aux hommes d'affaires installés sous Ben Ali de reprendre, sous conditions, leurs activités. Le texte est directement piloté par le Président, Béji Caïd Essebsi, tandis que des militants affûtent leurs arguments et déversent leur colère sur les réseaux sociaux. Le pouvoir déclare le rassemblement illégal à cause de l'état d'urgence. Un maigre cortège (entre 1 000 et 1 500 personnes) défile, des sifflets retentissent au moment de passer devant le ministère de l'Intérieur. Aucune provocation de la part de la police, alors que, quelques jours auparavant, les forces de l'ordre avaient contenu une manifestation en lançant des motos en tête de cortège. «Nous sommes là pour protester contre le gouvernement mais de manière pacifique», insistent des responsables.
Un échec ? Non, une victoire de la démocratie tunisienne telle que l'a voulue le Quartette récompensé par le prix Nobel de la paix (lire ci-dessus). A la même période, l'actualité des deux autres pays ayant connu le printemps arabe est, elle, véritablement sanglante. Le 13 septembre, l'armée égyptienne tue par erreur huit touristes mexicains qu'elle a pris pour des jihadistes. Le 18 septembre, un groupe affilié à l'Etat islamique attaque une prison dans la capitale libyenne pour libérer l'un des leurs en tuant trois gardes. La Tunisie a donc réussi là où ses frères d'armes ont échoué : établir une transition démocratique apaisée. Mais le pays, encore fragile, n'est pas pour autant préservé. La menace jihadiste est bien présente, comme l'attestent les deux attentats de cette année - au musée du Bardo, à Tunis, et dans un hôtel touristique de Sousse - faisant 63 victimes. Si les tueurs ont suivi des entraînements à l'étranger, notamment en Libye, ce sont bien des Tunisiens, qui n'ont pas trouvé leur place dans la nouvelle Tunisie. Selon le groupe de travail des Nations unies sur l'utilisation des mercenaires, le pays est le principal fournisseur de jihadistes dans le monde : plus de 5 500 se battent actuellement hors des frontières, principalement en Syrie (4 000). Les régions intérieures, historiquement délaissées par l'Etat, restent les plus fragiles malgré la «révolution de jasmin».
Attractivité
Pour la première fois, l'Institut arabe des chefs d'entreprise (IACE) a divulgué en septembre un classement d'attractivité économique des régions. Sans surprise, la région de Tunis et les zones industrielles comme Sfax s'en sortent le mieux. En avant dernière position, on retrouve Sidi Bouzid, d'où est partie la révolution. Bien que riche en phosphate, le gouvernorat de Gafsa ne se classe que 19e (sur 24) à cause des nombreux mouvements sociaux qui ont émaillé la période post-révolution. Alors que vendredi, l'UGTT (le principal syndicat des travailleurs) et l'Utica (le syndicat patronal) ont été récompensés pour leur participation conjointe au Quartette, les deux institutions s'opposent désormais, provoquant de nombreux blocages : grève des professeurs, des transporteurs, etc. «Nous devons satisfaire nos adhérents, c'est donc normal d'avoir des avis différents, explique Wided Bouchamaoui, la présidente de l'Utica. La situation est différente.»
Certes, la Tunisie ne risque pas, a priori, un éclatement politique à la libyenne, mais les données économiques ne présagent pas d'un avenir radieux. Le pays est entré en récession technique. Dans le classement Davos portant sur la compétitivité des pays, la Tunisie n'en finit pas de dégringoler. Elle est classée 92e, dégringolant de cinq places par rapport à l'an dernier, et seulement le neuvième pays africain, alors qu'elle était le leader en 2010. «Ce n'est pas une surprise. Nous nous attendions à un recul. Le pays ne marche pas, même pas sur la tête», se désole Faycel Derbel, le porte-parole de l'IACE.
Réconciliation
«Améliorer le climat des affaires», c'est justement le leitmotiv de Lotfi Dammak, le conseiller légal du président Essebsi. Le fameux projet de loi de réconciliation économique, qui a provoqué des manifestations, doit permettre aux entrepreneurs, dont certains sont empêchés de voyager, de clore leurs affaires judiciaires liées à des pots-de-vin en rendant l'argent pris avec une majoration de 5 % par an. Des experts économiques ont chiffré à 500 millions de dinars (224 millions d'euros) le gain potentiel pour les caisses de l'Etat.
Pour le parti d'opposition Ettakatol, l'argent récolté ne dépasserait pas 125 millions de dinars. Une somme dérisoire pour les opposants au texte qui ont peur qu'il signe un retour en force des anciens caciques du régime de Ben Ali. «Le Président a voulu cette loi pour remercier les hommes qui ont financé sa campagne», dénonce Charfeddine Kellil, avocat et responsable du collectif civil «Je ne pardonne pas», opposé à ce qu'il considère comme un projet de loi d'amnistie. Avant d'accéder au poste suprême, Essebsi a été un politique influent sous Ben Ali, notamment en présidant la Chambre des députés.
Les libertés individuelles continuent aussi à avoir du plomb dans l'aile. Le 22 septembre, un jeune Tunisien est condamné à un an pour homosexualité. Son orientation aurait été «prouvée» après un test anal pratiqué par un médecin légiste. Différentes associations sont montées au créneau pour dénoncer un «test de la honte». L'émoi suscité fut tel que le ministre de la Justice a admis que l'article 230 qui criminalise l'homosexualité posait «problème». Le prédécesseur de Béji Caïd Essebsi, Moncef Marzouki, écrit sur sa page Facebook : «Non à l'atteinte à l'intégrité physique et à la dignité humaine sur qui ce soit, et ce quelle que soit notre position à son égard.» Les associations espèrent une dépénalisation de l'homosexualité. Raté.
En visite en Egypte, il y a quelques jours, Essebsi a fermé la porte à toute réforme sur le sujet. Rached Ghannouchi, le président d’Ennahdah et allié politique du parti présidentiel Nidaa Tounes, lui a emboîté le pas jeudi dans une interview à France 24. Il a refusé d’envisager l’autorisation de l’homosexualité et a félicité le Président.