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Libération
Portrait

Yánis Varoufákis, l’odyssée d’Hercule

Rencontre avec l’ancien ministre grec des Finances en promo continentale, toujours radical mais également très européen.
A Paris, le 28 septembre. (Photo Jérôme Bonnet)
publié le 11 octobre 2015 à 17h06

On dit, «c'est Bruce Willis !» Non : plutôt Yul Brynner dans les Sept Mercenaires, nettement moins tarte que le héros bodybuildé des ineptes Die Hard  1, 2, 3, etc. La même calvitie triomphante, la même gestuelle un peu féline, la même voix grave et chaude, le même regard noir qui s'éclaire par intervalles d'une lumière de générosité. Yul Brynner volait au secours de pauvres paysans mexicains rançonnés par les bandidos venus de la montagne. Yánis Varoufákis a été embauché par Aléxis Tsípras pour se porter à la rescousse des pauvres citoyens grecs écrasés par l'austérité des «bandidos» venus de Bruxelles. Avec cette différence : Brynner réussit et Varoufákis échoue, cinéma d'un côté, cruelle réalité de l'autre. Mais tous deux s'en sortent avec les honneurs et deviennent des stars mondiales.

«Je n'aime pas ce statut de star !» dit Varoufákis, qu'on soupçonne alors d'un brin de fausse modestie, tant il se prête avec gourmandise au jeu médiatique, tant il a joué, comme ministre et négociateur, de sa dégaine de héros de western, de sa Yamaha qu'il chevauche comme un destrier et de ses tenues martiales et décontractées. Sur cette célébrité, il professe la lucidité : «Je suis heureux que les gens me reconnaissent. Toutefois je suis aussi célèbre uniquement par ma célébrité, beaucoup de gens me saluent mais ils ne savent pas pourquoi. C'est un mal de la postmodernité.»

Il est venu à Paris pour promouvoir son livre d'économie, une longue lettre destinée à sa fille où l'on trouve une explication claire et très radicale des mécanismes implacables du capitalisme contemporain, qui doit à Marx autant qu'à Keynes. Un autre monde est possible, dit la couverture, à condition de jeter par-dessus les moulins de Mykonos les préceptes de l'orthodoxie libérale. C'est sans doute pour mettre en pratique cette scintillante utopie que Tsípras a appelé auprès de lui ce prof d'économie. Brillant, prospère, époux d'une fille de famille - l'artiste contemporaine Danae Stratou -, Yánis Varoufákis fait partie de l'extrême gauche caviar, sans que cela soit forcément péjoratif.

Son père était chimiste, professeur d’université et PDG d’une aciérie. Pas précisément une extraction ouvrière. Mais le même père a passé quelque trois années sur l’île de Makronissos, un camp de rééducation et de torture ouvert par le régime militaire grec pour réprimer ceux qui avaient pris le parti des communistes pendant la guerre civile des années 40.

Le jeune Yánis, né en 1961 dans ce milieu aisé, intellectuel et progressiste, envisage une carrière de pianiste avant de choisir les mathématiques et l'économie. Il étudie en Angleterre, puis mène une brillante carrière universitaire internationale. Il habite un appartement au centre d'Athènes, et fera un mini-scandale en se faisant photographier dans Paris Match avec sa jolie femme sur sa terrasse, qui donne sur l'Acropole. Il possède une maison à Egine, l'île très chic du golfe d'Athènes où il rencontre souvent son voisin de vacances, Aléxis Tsípras. Mais c'est un fait qu'il milite dès le plus jeune âge et se fait remarquer en adhérant à une association de défense des personnes de couleur à l'université.

A partir des années 2000, il est le procureur le plus incisif et le plus télégénique des politiques menées en Europe, et notamment des plans d'austérité imposés à la Grèce par la troïka. Quand Tsípras rassemble une coalition de la gauche radicale et bénéficie de la chute vertigineuse d'audience du Pasok, le Parti socialiste grec, il fait naturellement appel à Varoufákis et lui propose le poste de ministre des Finances. «Si j'avais refusé, je n'aurais pas pu me regarder dans un miroir, dit Varoufákis. J'avais porté de telles critiques que je ne pouvais pas me dérober au pied du mur.» Il abandonne ainsi sa vie agréable de prof mondialisé. Il demande une circonscription pour ne pas être seulement un technocrate, fait une campagne limitée à la tenue d'un blog et se retrouve, en janvier 2015, le député le mieux élu du pays. Le reste appartient à l'histoire tumultueuse de la Grèce en lutte pour sa survie. Yánis Varoufákis tient à rectifier sa propre légende d'économiste radical, flamboyant et un peu irresponsable, telle que l'ont construite ses adversaires. «Lors de ma première rencontre avec Tsípras, je lui ai démontré que la sortie de l'euro n'était pas une option, dit-il, qu'il fallait rester à tout prix dans l'Europe. Je n'ai pas changé d'avis.» Mais alors, ce «plan B» qu'il a élaboré en juillet, au plus fort de la crise, pour revenir à une monnaie nationale ? «C'était un choix désespéré, pour le cas où les Européens décideraient d'expulser la Grèce de la zone euro, comme Schäuble[le ministre allemand des Finances, ndlr] le demandait ouvertement. Il était de ma responsabilité de nous préparer au pire, de faire face à la fermeture des banques, comme lors d'une guerre, quand l'état-major envisage toutes les solutions. C'est tout. Nous n'aurions pas dû entrer dans l'euro au départ. Mais une fois qu'on y était, il fallait y demeurer. Mon but était de rester dans l'Europe parce que la défection d'un des pays risque de jeter bas tout l'édifice et d'ouvrir la voie aux nationalismes.» Jusqu'au-boutiste ? Extrémiste ? Il se défend de toute irresponsabilité. «Je cherchais un compromis honorable, nous savions qu'il fallait faire des concessions. J'étais prêt à les faire dans le cadre d'un accord équilibré. Mais les dirigeants européens n'ont jamais voulu négocier sérieusement. Ils comptaient sur la fuite de capitaux et sur la chute des banques pour nous obliger à nous rendre. Les banquiers centraux ont déclenché eux-mêmes une panique bancaire qui nous a mis à genoux. Puis Tsípras a été menacé d'expulsion après le référendum, sauf s'il cédait. C'est ce qui s'est passé : une reddition.»

Mais pourquoi n'avoir pas traité plus tôt, à de meilleures conditions ? «Ils n'en voulaient pas. Ils nous ont amusés pendant des mois pour nous faire tomber. Ils voulaient que nous restions dans l'euro, mais à leurs conditions. L'un d'eux, dont je dirai le nom plus tard, me l'a dit les yeux dans les yeux. Ils craignaient par-dessus tout la contagion anti-austérité en Espagne, au Portugal, en Italie. Ils ne pouvaient pas donner à la Grèce de meilleures conditions que celles qu'ils avaient imposées à toute l'Europe du Sud. Il fallait étouffer dans l'œuf toute contestation de la politique de l'Union. Tout est là.» Et maintenant ? «Cette politique ne marchera pas. Voilà pourquoi je me suis retiré. Mais je continue le combat. Et ce combat se situe au niveau européen. Il faut une autre Europe, plus solidaire, plus sociale. Je crée un réseau international pour favoriser cette autre politique. Nous devons aller vers les Etats-Unis d'Europe, sur la base de notre culture politique, qui est la recherche de la justice sociale. Voilà mon but, dorénavant.» Yánis Varoufákis, l'enfant terrible de l'Europe, toujours plus européen… La conclusion prendra tout le monde à contre-pied.

En 4 dates

24 mars 1961 Naissance à Athènes ;

27 janvier 2015 Ministre des Finances dans le gouvernement Tsípras ; 

6 juillet 2015 Démission ;

Octobre 2015 «Un autre monde est possible» (Flammarion).