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Analyse

Adiyaman, bastion turc du jihadisme

A 150 km de la frontière syrienne, cette «capitale de la misère» a vu plus de 200  de ses jeunes rejoindre les rangs de l’Etat islamique. L’un des auteurs présumés du carnage d’Ankara, qui a fait 97 morts samedi, en est originaire.
La ville d'Adiyaman, en Turquie, le 11 septembre. (Photo Chris Huby. Haytham Pictures. )
publié le 12 octobre 2015 à 19h46

C'est une petite ville poussiéreuse de 290 000 habitants, située dans une cuvette du Sud-Est turc, au milieu des derniers contreforts du plateau anatolien, à quelque 150 kilomètres à vol d'oiseau de la frontière syrienne. Adiyaman est une capitale de la misère, avec 15,6 % de chômeurs officiels et plus du tiers de la population qui y travaille au noir, sans sécurité sociale. La construction du grand barrage Atatürk sur l'Euphrate a même réduit les terres cultivables du département. Aujourd'hui, Adiyaman est devenue la capitale du jihadisme en Turquie. «La ville présente une grande menace à cause des activités de l'Etat islamique», souligne Umut Oran, ancien député du Parti républicain du peuple (CHP), la principale force de l'opposition de gauche qui y avait, en juillet, conduit des recherches sur les réseaux jihadistes et leurs cellules dormantes.

«Forteresse de l’Etat islamique»

L’un des deux kamikazes du carnage d’Ankara pourrait être Yunus Emre Alagöz, selon des sources sécuritaires turques. Il est le frère aîné d’Abdurrahman Alagöz, lui-même auteur de l’attentat-suicide de Suruç, le 20 juillet, qui fit 33 morts parmi des militants de gauche et des Kurdes en meeting dans cette petite ville du Sud - non loin de Kobané, capitale de la résistance kurde en Syrie. Tous deux originaires d’Adiyaman, ils sont, selon la police, passés en Syrie en janvier.

Autre natif du lieu : Orhan Gönder, arrêté lors de l’attentat à la bombe de Diyarbakir, qui ensanglanta le 5 juin le dernier meeting de campagne du Parti démocratique des peuples (HDP), longtemps considéré comme une vitrine de la guérilla du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Tous les trois sont kurdes ; Orhan Gönder est issu d’une famille alévie, secte moderniste dérivée du chiisme et considérée comme hérétique par les sunnites radicaux. Mais, au grand dam des siens, il avait rejeté la foi familiale pour plonger dans l’islam le plus radical.

«Adiyaman est la ville des cellules dormantes de l'Etat islamique et l'implantation du groupe y est visible à l'œil nu», souligne Diken.com.tr, site indépendant d'information. Pour les médias turcs, elle est désormais considérée comme «la forteresse de l'Etat islamique», car plus de 200 de ses jeunes ont rejoint les jihadistes depuis 2013. Selon certaines estimations, leur nombre pourrait atteindre 300. Les services secrets turcs (MIT), selon des informations publiées il y a un mois par le quotidien Hürriyet, estiment à plus de 3 000 les ressortissants turcs combattant en Syrie dans les divers groupes jihadistes. Une partie d'entre eux sont des Kurdes.

Dans les années 90, déjà, les services de renseignement turcs avaient encouragé le radicalisme religieux parmi les plus conservateurs des Kurdes dans le cadre de la lutte contre le PKK, à l’époque indépendantiste et marxiste-léniniste. Ainsi fut créé le Hezbollah (rien à voir avec son homonyme libanais), qui fut démantelé au début des années 2000. Mais des anciens de ce mouvement islamiste sunnite perpétrèrent les quadruples attentats-suicides d’Al-Qaeda à Istanbul en novembre 2003 (63 morts), visant notamment le consulat britannique et une synagogue.

L’islam radical a continué à prospérer dans une région qui, selon le spécialiste de l’islamisme turc Rusen Çakir est un terreau favorable à l’implantation de groupes radicaux. Le Hüda Par («Parti de la cause libre»), sorte de continuation légale du Hezbollah, a même présenté neuf candidats indépendants dans les villes kurdes aux élections de juin, sans succès. Régulièrement, ses militants s’affrontent avec ceux du HDP. Pour les jihadistes kurdes qui se sont organisés en marge de ces mouvements, le PKK et la gauche sont les principaux ennemis. D’où les cibles choisies par la filière d’Adiyaman.

Cette histoire explique les ambiguïtés du pouvoir qui a longtemps préféré ne rien faire à Adiyaman. Dès juillet, Umut Oran avait, dans un rapport, posé sept questions sur cette prolifération jihadiste locale au Premier ministre, Ahmet Davutoglu (AKP), qui n’a toujours pas répondu. L’ex-député de la principale formation de l’opposition désirait savoir combien de jeunes avaient rejoint l’EI et la raison du silence des autorités locales concernant les plaintes déposées par 18 familles qui avaient transmis les noms et adresses des intermédiaires recrutant leurs enfants. Il voulait aussi connaître les résultats de l’information ouverte par le parquet d’Adiyaman contre plus de 200 personnes accusées d’appartenir à l’EI. Les médias turcs avaient déjà publié des informations sur les activités de l’EI à Adiyaman.

Sous-développement

Une partie de la ville vit dans la peur. «Les alévis du chef-lieu et des districts alentour montent la garde devant chez eux, car leurs maisons étaient marquées et qu'ils étaient menacés», raconte un habitant qui préfère rester anonyme. D'autres évoquent «les enterrements clandestins, la nuit, des militants de l'EI tués au combat en Syrie». L'AKP, première force politique de cette ville majoritairement turque mais où les Kurdes sont nombreux, laisse faire. «Les officiels locaux préfèrent garder le silence pour ne pas salir le nom de la ville», soupire un journaliste local, alors même qu'elle est une incarnation de la misère et du sous-développement du sud-est du pays. «Les jeunes, déjà pieux par l'éducation traditionnelle, sont tentés par l'EI. La guerre au nom d'Allah, la guerre contre les incroyants les attire», reconnaît le grand-père d'un jihadiste, qui affirme qu'ils reçoivent 6 000 dollars (5 200 euros) lors de leur enrôlement puis 1 200 dollars par mois. La «maison de thé» Islam a longtemps été l'un de leurs centres de rencontre. Elle est aujourd'hui fermée. Mais dans les rues prospèrent toujours les stands pour le soutien et la solidarité avec les vrais musulmans syriens et les organisations combattantes les plus radicales.