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Attentats

Adiyaman, le bastion turc du jihadisme

A 150 km de la frontière syrienne, cette «capitale de la misère» en proie avec l'Etat islamique a fait naître de nombreux terroristes. Selon certaines sources sécuritaires, l'un des auteurs du carnage d'Ankara, qui a eu lieu samedi dernier, en serait originaire.
La ville d'Adiyaman, en Turquie, le 11 septembre. (Photo Chris Huby. Haytham Pictures. )
publié le 12 octobre 2015 à 17h32

C’est une petite ville poussiéreuse de 290 000 habitants située dans une cuvette du Sud-Est turc, au milieu des derniers contreforts du plateau anatolien, à quelque 150 kilomètres à vol d’oiseau de la frontière syrienne. Adiyaman est une capitale de la misère, avec 15,6 % de chômeurs – taux officiel – mais plus du tiers de la population y travaille au noir, sans sécurité sociale. La construction du grand barrage Ataturk sur l’Euphrate a même réduit les terres cultivables du département. Aujourd'hui, Adiyaman est devenue la capitale du jihadisme en Turquie.

«Adiyaman présente une grande menace à cause des activités de l’Etat islamique (EI)»

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souligne Umut Oran, ancien député de CHP (Parti républicain du peuple), la principale force de l’opposition de gauche qui avait, en juillet dernier, fait sur place une recherche sur les réseaux jihadistes et leurs cellules dormantes.

L’un des deux kamikaze auteurs du carnage d’Ankara pourrait être Yunus Emre Alagöz, selon des sources sécuritaires turques. Il est le frère aîné d’Abdurrahman Alagöz, lui-même auteur présumé de l’attentat suicide à Suruç, le 20 juillet, qui fit 33 morts parmi des militants de gauche et kurdes, en meeting dans cette petite ville du sud – non loin de Kobané, la capitale de la résistance kurde en Syrie. Tous deux sont originaires d’Adiyaman, et passés en Syrie en janvier, selon la police. Autre natif du lieu : Orhan Gönder, arrêté après l’attentat à la bombe de Diyarbakir, qui ensanglanta le 5 juin le dernier meeting de campagne du HDP, le parti pro-kurde légal, longtemps considéré comme une vitrine légale de la guérilla du PKK. Tous les trois sont kurdes. Orhan Gönder est d’une famille alevie, secte moderniste issue du chiisme, considérée comme hérétique par les sunnites radicaux. Mais au grand dam des siens, il avait rejeté la foi familiale pour plonger dans l’islam le plus radical.

«La forteresse de l'Etat islamique»

«Adiyaman est la ville des cellules dormantes de l'EI et l'implantation du groupe y est visible à l'œil nu», souligne diken.com.tr, site indépendant d'information. Pour les médias turcs, elle est désormais considérée comme «la forteresse de l'Etat islamique», car plus de 200 jeunes originaires du lieu ont rejoint les jihadistes depuis 2013. Selon certaines estimations, leur nombre pourrait être encore plus important, jusqu'à 300. Les services secrets turcs (MIT), selon des informations publiées il y a un mois par le quotidien Hurriyet, estiment à plus de 3 000 les ressortissants turcs combattant en Syrie dans les divers groupes jihadistes. Une partie d'entre eux sont des Kurdes.

Déjà, dans les années 90, les services de renseignement turcs avaient encouragé le radicalisme religieux parmi les plus conservateurs des Kurdes, dans le cadre de la lutte contre le PKK, à l’époque indépendantiste et marxiste-léniniste. Ainsi fut créé Hezbollah (rien à voir avec son homonyme libanais), qui fut démantelé au début des années 2000. Mais des anciens du Hezbollah furent les auteurs des quadruples attentats-suicides d’Al-Qaeda à Istanbul, en novembre 2003 (63 morts), visant notamment le consulat britannique et une synagogue.

L’islam radical a continué à prospérer dans une région qui, selon le grand spécialiste de l’islamisme turc, Rusen Cakir, est un terreau favorable à l’implantations de groupes radicaux. Un parti, le Hudapar (Le Parti de la cause libre), une sorte de continuation légale du Hezbollah, a même présenté neuf candidats indépendants dans les villes kurdes aux élections de juin, sans succès. Régulièrement, ses militants s’affrontent avec ceux du HDP. Pour les jihadistes kurdes qui se sont organisés en marge de ces mouvements, le PKK et la gauche sont les principaux ennemis. D’où les cibles choisies par la filière d’Adiyaman.

Silence des autorités locales

Cette histoire explique les ambiguités du pouvoir, qui longtemps a préféré ne rien faire à Adiyaman. Dès juillet, Umut Oran avait, dans un rapport, posé sept questions sur cette prolifération jihadiste locale au Premier ministre Ahmet Davutoglu, de l’AKP, qui n’a toujours pas répondu. L’ancien député de la principale formation de l’opposition désirait savoir combien de jeunes avaient rejoint l’EI et la raison du silence des autorités locales en ce qui concerne les plaintes déposées des 18 familles qui avaient donné les noms et les adresses des intermédiaires qui recrutaient leurs enfants. Il voulait également connaître les résultats de l’information ouverte par le parquet d’Adiyaman contre plus de 200 personnes accusées d’appartenir à l’EI. Les médias turcs avaient déjà publié des informations sur les activités d’EI à Adiyaman.

«Ne pas salir le nom de la ville»

Une partie de la ville vit dans la peur. «Les Alévis du chef-lieu et des districts alentours montent la garde devant chez eux, car leurs maisons étaient marquées et ils étaient menacés», raconte un habitant qui préfère rester anonyme. D'autres évoquent «les enterrements clandestins la nuit des militants de l'EI tués au combat en Syrie.» L'AKP, la première force politique de cette ville majoritairement turque mais où les Kurdes sont nombreux, laisse faire. «Les officiels locaux préfèrent garder le silence pour ne pas salir le nom de la ville», soupire un journaliste local, alors même qu'elle est une incarnation de la misère et du sous-développement du sud-est du pays. «Les jeunes, déjà pieux par l'éducation traditionnelle, sont tentés par l'EI. La guerre au nom d'Allah, la guerre contre les incroyants les attire», reconnaît le grand-père d'un jihadiste, affirmant qu'ils recoivent 6 000 dollars lors de leur enrôlement, puis 1 200 dollars par mois. La «Maison de thé islam» a longtemps été l'un des centres de rencontre. Elle est aujourd'hui fermée. Mais dans les rues prospèrent toujours les stands pour le soutien et la solidarité avec les vrais musulmans syriens et les organisations combattantes les plus radicales.