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Libération
TRIBUNE

Trumpocoque : y a-t-il risque d’infection invasive ?

Pour Barack Obama, Donald Trump, candidat à la primaire des républicains, est «le personnage typique de télé-réalité». Le magnat de l’immobilier incarne aussi l’ultralibéralisme économique. Quelle est son emprise sur l’électorat conservateur ?
Le candidat aux primaires républicaines pour la Maison Blanche, Donald Trump à Washington le 9 septembre 2015 (Photo SAUL LOEB. AFP)
par Tom Grimes, Professeur de journalisme et de communication à l’université d’Etat du Texas et Carole Martin, Professeure invitée à l’université de Rennes-2 en 2015, professeure de littérature française à l’université d’Etat du Texas
publié le 15 octobre 2015 à 17h26

Malgré un silence de quelque trente-sept minutes au cours du dernier débat télévisé, et ce devant 23 millions d'Américains - un mutisme en disant long sur son ineptie -, il reste en tête de tous les sondages consacrés aux primaires du GOP [Grand Old Party, Parti républicain, ndlr]. Mais le phénomène Trump serait-il moins du ressort des sondages politiques que d'un éclairage venu tout droit du théâtre de l'Absurde ? Dans Rhinocéros, Eugène Ionesco met en scène l'entrée déroutante d'un rhinocéros sur la place publique. Si l'énorme quadrupède trouble d'abord les citadins - des cols blancs et des femmes au foyer proches de ces habitants de l'Iowa bientôt appelés à voter -, leur fascination les conduit vite à prendre parti pour la bête plutôt qu'à alerter la SPA. Une épidémie de rhinocérite menace les bureaux du centre-ville comme le chez-soi des particuliers, la créature ayant trouvé moyen de canaliser les angoisses xénophobes, d'attiser le fanatisme cocardier du public. Il en va de même avec la Trumpite virale : le sénateur de l'Alabama, Jeff Sessions, concède au milliardaire que «la réforme de l'immigration rendra sa grandeur aux Etats-Unis» ; le nationaliste chrétien Ted Cruz lui emboîte le pas au Texas ; et le gouverneur du Wisconsin, Scott Walker, avant de suspendre sa campagne, approuvait l'érection d'un mur antimigrants à la frontière du Canada !

Comme le rhinocéros de Ionesco - une allégorie grotesque où nativisme, arrogance et sauvagerie incarnent une conception ultra-libérale de la société s'inversant en son contraire -, Trump n'apporte rien de neuf au discours politique. Mais ce que Ionesco démontre est que cette suffisance aveugle coexiste avec l'illusion d'un pouvoir illimité, la promotion de la loi du plus fort et la substitution d'une «lobbycratie» à un humanisme prétendument naïf et dépassé. Dans Rhinocéros, le dramaturge de l'absurde examine aussi le contexte populiste qui autorise une communauté d'êtres raisonnables à percevoir des comportements outranciers comme de nouvelles règles de vie. Un par un, les personnages de la pièce se transforment en rhinocéros en vertu de leur normalisation des abus de la bête. Sa sinistre conquête somatise le dysfonctionnement social. L'absurde ne tient pas tant à l'avènement de l'animal qu'au conformisme pathologique d'une population chez qui se conjuguent réaction nationaliste et consumérisme. Apparu avec le poujadisme des années 50, cet hybride idéologique, où les valeurs petites bourgeoises font le lit de l'autoritarisme, déclenche la mue des habitants en troupeau de pachydermes. Or, aux Etats-Unis, la montée du Tea Party a engendré nombre d'apprentis Poujade, tandis que l'omniprésence des nouvelles technologies diffusées à bon marché dope la consommation jusqu'à des niveaux jamais atteints. Cultivant l'aberration, l'idéologie conservatrice américaine prêche tout à la fois l'hyperconsumérisme et son revers : le retour aux fondements de la nation, purgée de l'ingérence gouvernementale, apte à exalter les tendances dites innées de la nature humaine. Dans cet univers contradictoire, chauffé à blanc par les médias sociaux, il n'y a rien d'inouï à légiférer contre l'application de la charia islamique dans l'Oklahoma ou, de façon toute aussi ahurissante, en faveur du port d'armes à feu sur les campus du Texas… alors que toute personne présumée armée, de l'autre côté de la frontière, est un gangster ou un terroriste sur le point de semer l'effroi !

Cinq ans après l'Invasion des profanateurs, le roman réquisitoire que Jack Finney lance en 1954 contre la banalité pernicieuse du maccarthysme, le Rhinocéros de Ionesco démontre de même qu'une formule sociale obscurantiste, aussi irrecevable soit-elle, peut redevenir monnaie courante. L'Homo politicus est vulnérable à la démagogie, à son emprise d'autant plus frauduleuse qu'elle subjugue. L'intarissable populisme actuel nous a dépêché force rhinocéros : ils saturent le discours politique et social de part et d'autre de l'Atlantique. Outre la révision salutaire de nos classiques de la littérature grotesque, à quand le vaccin anti-Trumpocoque ?