Les défaillances de la police et des services de sécurité pour prévenir le double attentat suicide d'Ankara, qui a fait au moins 102 morts le 10 octobre, apparaissent jour après jour dans toute leur évidence. «J'ai déposé une plainte à la police. Je leur avais dit d'arrêter et de mettre en prison mon fils. Ils l'ont interrogé et puis ils l'ont laissé libre. Et lui, il est reparti en Syrie», s'indignait le père d'Omer Denyz Dundar, présumé deuxième kamikaze. «Il est parti pour la Syrie en 2013. Il est revenu un an après. Il est resté huit mois dans notre ville d'Adiyaman. C'est à ce moment-là que j'avais déposé la plainte mais la police ne l'a pas pris au sérieux», a précisé le père expliquant avoir compris qu'Omer Denyz avait des relations avec l'Etat islamique (EI) et qu'il voulait ainsi le sauver «de cette organisation d'assassins». Tout en maintenant ses accusations sur l'incroyable laxisme des forces de sécurité, le vieil homme est désormais convaincu que son fils n'est pas le second kamikaze. Il y a eu aurait une erreur dans les tests ADN. «Son frère a envoyé un message sur Facebook affirmant que lui et Omer Denyz vont bien», a-t-il précisé.
Tous les fils de l'enquête sur ce double attentat, le plus grave de l'histoire de la Turquie républicaine, n'en remontent pas moins à la ville d'Adiyaman dans le sud-est, 290 000 habitants, distante d'à peine 150 kilomètres de la frontière syrienne. Au moins 300 jeunes du lieu sont partis combattre en Syrie dans les rangs des jihadistes et la plupart d'entre eux sont de jeunes Kurdes islamistes radicalisés. C'est de là aussi qu'est originaire Seyh Abdurrahman Alagöz, l'auteur de l'attentat suicide de Suruç, dans le sud-est, qui fit 35 morts le 20 juillet en visant une manifestation de militants kurdes et de gauche. Son frère aîné, Yunus Emre Alagöz, a été formellement identifié par les analyses ADN comme étant l'autre kamikaze d'Ankara. «Seyh Abdurrahman et Yunus Emerefils m'ont dit qu'ils avaient trouvé un travail de peintre à Gaziantep. Nous, on est pauvres, alors j'étais contente que mes fils aient trouvé un boulot. Son père est chauffeur de camion. On est separés», a raconté la mère. Le père, Zeynel Abidin Alagöz, s'était lui aussi, comme le père d'Omer Denyz Dundar, rendu auprès de la police d'Adiyaman pour dénoncer son fils, trois mois avant l'attentat de Suruc. «Ils n'ont rien fait, alors que je leur ai bien expliqué que mes fils avaient des rapports avec l'EI», se désole leur géniteur.
«Devenir le plus vite possible martyr»
Le gouvernement a imposé le black-out sur les informations concernant l'attentat d'Ankara. Mais plusieurs journaux, comme Radikal (centre gauche) ou Cumhuriyet, ainsi que le site d'information indépendant Dikmen, bravent cette interdiction et publient des témoignages accablants sur l'attitude de la police, des responsables de la sécurité et des services de renseignement (MIT). Des députés du CHP (social-démocrate, principale formation de l'opposition), Eren Erdem, Veli Agababa et Ali Seker, ont aussi rendu public un rapport sur l'enquête qu'ils ont menée à Adiyaman. «Les jihadistes étrangers arrivent en général en Turquie aux aéroports d'Istanbul, d'Ankara et d'Antalya. Ils y sont accueillis par les membres de l'EI, sont envoyés dans la zone frontalière turco-syrienne, traversent relativement facilement la frontière et sont pris en charge de l'autre côté par l'EI, qui vérifie s'ils sont de vrais volontaires ou de possibles agents infiltrés», expliquent les députés dans leur rapport, affirmant que «quand ils sont blessés ils sont renvoyés en Turquie avec des cartes d'identités syriennes. Et ils sont soignés dans les hôpitaux privés des districts et des villes turcs.»
Adiyaman a été une plaque tournante dans ce réseau. Le parquet avait ouvert depuis près de deux ans une information sur l'organisation et l'implantation des jihadistes dans la ville. Un acte d'accusation a été rédigé en décembre 2014 visant le groupe «Dokumaci», du nom de famille du chef du groupe de l'EI à Adiyaman. Parmi les accusés figuraient apparemment aussi les auteurs présumés des attentats de Suruç et d'Ankara. Le chef et les membres de ce groupe étaient sur écoute depuis septembre 2013 selon l'acte d'accusation. Les enregistrements de leurs conversations sont éloquents. «Dieu merci, nous avons tué 45 infidèles», affirmait un des membres du groupe. «Ceux qui viennent d'Adiyaman sont à côté de moi», clamait leur chef, Dokumaci, encourageant ses camarades «à devenir le plus vite possible martyr, car la vie dans le monde actuel est insupportable et il faut le plus vite possible joindre Allah». Une conversation enregistrée le 15 mai dernier entre les frères Alagöz ne laissait guère de doutes sur leurs intentions. «C'est peut-être la dernière fois qu'on se parle», disait l'un. L'autre renchérissait : «Nous avons déjà enterré nos frères dont les corps étaient déchiquetés, bonheur à nos frères.» La dernière de ces interceptions téléphoniques remonte apparemment au 17 mai. Dès lors, les enquêteurs auraient perdu la trace des deux frères Alagöz, comme celle des autres membres du groupe.
Purges
«Ces conversations sont très claires. Il ne s'agit de pas de signes mais de vraies preuves de crimes en préparation. Le MIT aurait dû suivre de près ces personnes, sans les lâcher un seul instant. La défaillance des services de sécurité est très sérieuse», accuse, dans une interview au quotidien Cumhuriyet du 18 octobre, Cevat Ones, ex-numéro deux des services de renseignements turcs. Ces ratés en chaîne témoignent pour le moins de la désorganisation de l'appareil sécuritaire turc après les réorganisations successives menées par l'AKP, au pouvoir depuis 2002, qui a d'abord éliminé les policiers et les responsables liés aux militaires et à la bureaucratie kémaliste. Il y eut en outre, à partir de l'automne 2013, de nouvelles purges massives visant cette fois les policiers et les magistrats soupçonnés d'être en cheville avec la confrérie islamiste de Fetullah Gülen, longtemps alliée de Recep Tayyip Erdogan puis devenue son plus implacable ennemi. Près de 10 000 policiers, notamment les cadres de l'antiterrorisme, ont été mis à pied. L'éradication de ce que l'homme fort d'Ankara appelle «l'Etat parallèle» –c'est-à-dire les «gulenistes»– était devenue la grande priorité. L'autre était de combattre les rebelles kurdes du PKK. La lutte contre les groupes jihadistes passait d'autant plus au second plan que longtemps l'AKP avait joué cette carte à la fois contre le régime de Bachar al-Assad, mais aussi pour affaiblir le mouvement kurde. Le retour de bâton est terrible, montrant un pouvoir totalement dépassé par les événements.