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portrait

Jean-Michel Cosnuau, Moscou de foudre

Après un drame, ce Français patron de boîtes de nuit s’est plongé avec succès et excès dans la nuit moscovite.
Jean-Michel Cosnuau chez lui à Moscou. (Photo Oksana Yushko)
publié le 19 octobre 2015 à 17h06

Dans les romans russes, il est toujours question de vodka, de femmes fatales, de colosses patibulaires, de trains. Il y a tout cela, et bien d'autres choses encore, dans le roman qu'est la vie de Jean-Michel Cosnuau, mais c'est d'abord d'un avion qu'il faut parler. En 1996, le vol 800 TWA s'écrasait avec 230 personnes à bord. Parmi elles, Mariam, architecte new-yorkaise, la femme qu'il aimait. Que fait-on, alors, pour vivre ? Lui est parti en Russie, c'est une échappatoire comme une autre. Il a alors 42 ans, deux mariages, une fille, un boulot de branleur surpayé (c'est lui qui le dit) dans la pub et n'en est plus à un virage en épingle près. Fils d'un ingénieur breton et d'une mère au foyer issue d'une famille juive polonaise, tous deux communistes, Cosnuau joue sa vie comme on lance les dés. C'est un homme matriochka, ses multiples identités s'ajoutent et s'imbriquent les unes dans les autres dans une acrobatique mais relative bonne entente. Entre autres et dans le désordre : étudiant gauchiste castagneur, chevènementiste, décliniste, libertaire, orthodoxe, bouddhiste, pubard, roi de la nuit, fou de littérature, héroïnomane (sevré), buveur de thé vert… «Un week-end je dors chez un copain oligarque, le suivant sur le sol d'un monastère ou dans une gare.» Ajoutons qu'il a survécu à un lymphome et à une hépatite, qu'il a un riad a Marrakech et un pied-à-terre en Thaïlande, et débrouillons-nous avec tout ça.

On le rencontre in situ, lors d'un voyage de presse payé par son éditeur, dans son trois-pièces moscovite acheté cash il y a quinze ans. Le décor, confortable sans ostentation, lui ressemble : des souvenirs de voyages, des cadeaux de «copains» du FSB, des photos d'artistes russes en vogue, beaucoup de livres. Les classiques russes, les grands américains, de la théologie… Dans un album photo, on le voit jeune, petit et fin, boucles blondes, blouson de cuir, en Harley. A 60 ans passés, les boucles ont disparu ; restent le corps ascétique, l'uniforme tee-shirt noir, jean et Stan Smith, et le saisissant regard bleu baïkal. Accueil amical, ton calme, presque détaché. Son ami Emmanuel Carrère, qui préface le livre que Cosnuau publie sur ses tribulations de petit Français dans la grande Russie, le trouve «d'autant plus impressionnant qu'il n'a rien du patron de boîte de nuit ou du semi-truand style De Niro dans Casino. Il ne frime pas, n'élève pas la voix, il pratique la méditation d'où il tire un calme quasi surnaturel. Gentil, en plus».

Cosnuau a choisi un autre pays que le sien. Résolument. Il n'a pas juste posé ses valises, il a épousé corps et âme une terre, une culture, comme happé par une forme de reconnaissance du ventre. Quand il arrive, en 1996, c'est avec une vision mythifiée par le communisme parental et les images d'adolescent : Gagarine, Maïakovski, Pasternak. Il débarque sans parler la langue dans le chaos absolu qu'est le Moscou des années Eltsine. Coup de bol, il a ce qu'il faut pour survivre dans ce Far East sans foi ni loi : sens des affaires, sang-froid, faculté à nouer des contacts, perméabilité à la corruption et pas mal d'inconscience. Aucun business ne se monte alors sans krysha, le «toit», la protection mafieuse. Le débutant apprend vite, monte un bar qui devient le phare des nuits chaudes de Moscou. S'y presse une faune d'hommes d'affaires, politiques, diplomates, flics, au milieu d'une armada de Barbie en microrobes pas farouches pour un kopeck. Tout ça sur fond de sacs de billets, de deals passés ivres morts, de règlements de compte… La grande époque. Il y barbote en poisson dans l'eau. «C'était un bordel incroyable. On vivait comme des ados lâchés dans une grande maison que les parents auraient désertée.» Il a gagné beaucoup, puis moins. «Là, ça va.» On le croit plutôt quand il dit que son moteur n'a pas été l'argent mais le champ des possibles, l'absence de limites. L'aventure, dirait-on dans un roman. On s'étonne qu'il ne se soit jamais pris une balle, ça le fait sourire : «J'ai toujours été droit, jamais enflé personne. En vingt ans, mon seul problème fut le vol de ma voiture, et encore, par les flics du coin.» Il a monté ou repris une vingtaine de restaurants et de clubs. Evidemment, on n'y sert pas que du jus d'orange. Le lendemain de notre venue, la police a embarqué soixante filles dans l'un d'eux pour prostitution. Sans ciller, Cosnuau refuse le costard de proxénète : «Je suis contre le retour des maisons closes et contre l'idée de se faire de l'argent là-dessus. Après, si certaines préfèrent vendre leur corps que bosser comme caissière, ça me choque pas.»

Là où Cosnuau intéresse, c'est qu'il n'est pas réductible à un tenancier de bordel. «Il ne faut pas le confondre avec le décor, plaide son ami Emmanuel Durand, des éditions Paulsen, avec qui Cosnuau a monté une petite maison d'édition, le Vent des steppes. On l'associe toujours aux clubs, aux filles, mais c'est aussi quelqu'un de très cultivé, très intelligent. Disons qu'il a un talent certain dans la gestion des paradoxes.» Notre Janus russe : «Je préfère gérer mon surmoi avec de la vodka plutôt qu'avec une analyse.» Est-ce pour expier ses années de débauche ou par quête de sens, il s'est converti à l'orthodoxie. «Pour rejoindre la communauté des âmes russes», dit-il. Et aussi pour la belle Alina, playmate retirée au monastère à pas 30 ans. Ensemble, ils ont monté un équivalent des Restos du cœur dans la région d'Ivanovo.

La Russie, pays complexe, fier et sentimental, lui va bien. Un peu trop, vu de France : Cosnuau a adopté le kit rhétorique des élites locales, avec option complotisme et dénonciation de la presse français forcément antirusse. La Syrie ? «Bachar est une ordure, mais l'ennemi principal, ça reste les terroristes. Il faut être pragmatique.» L'Ukraine ? «Il n'y a pas d'invasion russe.»Le racisme, l'homophobie ? «Il y a des cons partout, avec le temps ça changera.» Les Etats-Unis ? «Un Etat totalitaire. Regardez la NSA.» Et Poutine, alors ? «On lui prête une volonté impérialiste, c'est aberrant. De toute façon, tant qu'il n'y aura pas ici de vraie culture d'opposition, je ne vois personne pour le remplacer.» Il vote encore à gauche, bien qu'il la juge clouée depuis longtemps dans le même cercueil que la pensée et le militantisme. Ce n'est pas le moindre de ses paradoxes, il passe à Moscou pour l'incarnation de cet esprit français qu'il abhorre pour son moralisme étriqué. «Les Russes ne comprennent pas pourquoi les Français les prennent pour des barbares», répète-il l'air sincèrement désolé. «Au quotidien, on a ici une liberté énorme en tant qu'individu. Il n'y a pas de pression sociale, les gens ne se jugent pas.» Assagi mais pas rangé des voitures, ni des conquêtes de moitié son âge, il travaille à une ouverture de club à Macao (sa fille est galeriste à Hongkong) et prépare un livre sur l'Ukraine. De nouvelles poupées dans la matriochka, de nouveaux chapitres à son roman russe.

1954 Naissance à Paris.

1996 Sa compagne meurt dans le crash du TWA 800. Il s'installe à Moscou.

Octobre 2015 Froid devant ! (éd. Robert Laffont).