Inexistante dans le débat politique polonais des vingt dernières années, la question de l’immigration s’est invitée pour la campagne des législatives du 25 octobre, dans le sillage de la crise ouverte en Europe par l’afflux de migrants syriens. La décision du gouvernement libéral polonais d’accueillir quelque 10 000 réfugiés, comme le lui a demandé l’Union européenne, pourrait se retourner contre la Plateforme civique, un parti usé par huit ans de pouvoir et en difficulté dans les sondages, derrière les conservateurs souverainistes de PiS (Prawo i Sprawiedliwosc, «Droit et Justice»).
Délire
Le PiS est en tête dans les dernières enquêtes, crédité de 34 % des intentions de vote. Et pour gagner, il est prêt à assumer tous les dérapages. Le sulfureux ex-Premier ministre, Jaroslaw Kaczynski, président de ce parti, n'a pas hésité, le 12 octobre, lors d'une réunion électorale à Makow Mazowiecki, près de Varsovie, à mettre en garde ses concitoyens contre la menace sanitaire que représenteraient les réfugiés. «On voit déjà émerger de dangereuses maladies qu'on n'avait pas vues en Europe depuis longtemps : le choléra en Grèce, la dysenterie à Vienne, divers types de parasites protozoaires qui ne sont pas dangereux dans l'organisme de ces gens mais pourraient l'être ici.» Un langage «digne de Hitler», a objecté un député de gauche. Mais pas sûr que l'anathème repousse les électeurs. Alors qu'en septembre, selon un sondage de l'agence Millward Brown, 53 % des personnes interrogées estimaient que la Pologne devait aider les réfugiés, une autre enquête réalisée en octobre par la même agence montrait que 56 % des sondés étaient hostiles à l'accueil des migrants.
Le débat est d'une rare virulence. Kaczynski n'en est pas à son coup d'essai. «La question n'est pas celle du nombre d'étrangers ou du type d'étrangers que nous laissons entrer, avait-il lancé devant le Parlementle 16 septembre. Cela peut initier un processus. […] Au début, le nombre de migrants augmente rapidement et ils arrêtent d'obéir aux lois. Puis ils imposent leurs exigences sur la scène publique.» Avant de poursuivre son délire : «Regardons ce qui se passe en Europe, ou tout du moins en Suède. Il y a 54 zones où la charia s'applique sans contrôle de l'Etat. Les gens ont peur d'accrocher des drapeaux sur les bâtiments scolaires - c'est leur coutume - juste parce qu'il y a une croix dessus. En Suède, les écolières n'ont plus le droit de porter des tenues courtes, car ce n'est pas apprécié par les autres. Et que se passe-t-il en Italie ? Les églises sont occupées, quelquefois utilisées comme des toilettes. Et en France ? Les émeutes qui n'en finissent plus, la charia qui s'est imposée et les patrouilles qui surveillent son application. Les mêmes phénomènes se produisent à Londres et dans la résiliente Allemagne. Est-ce ce que vous voulez pour la Pologne ? Voulez-vous cesser d'être les propriétaires de votre propre pays ? Non, ce n'est pas ce que veut le peuple polonais.» L'homme doit savoir que ses propos irritent. Pour la première fois depuis des années, il n'est pas candidat à la fonction de chef du gouvernement, il a laissé ce poste à une de ses fidèles, Beata Szydlo.
Ouverture
Tous les Polonais ne pensent pas comme l'ex-Premier ministre. Les plus concernés par cette montée de l'intolérance ont créé une sorte de mouvement, Chlebem i Sola («du pain et du sel», en référence à une coutume slave de bienvenue). Ils tentent de mobiliser pour une approche plus généreuse d'un problème qui concerne toute l'Europe. Leurs partisans, parmi lesquels beaucoup de jeunes urbains et d'artistes, ont voulu montrer qu'il existe une Pologne plus ouverte. Ils ont organiséle 12 septembre une manifestation qui, à Varsovie, n'a pas réuni plus de 3 000 personnes. Le même jour, anniversaire de la victoire des troupes polonaises contre les Turcs à Vienne en 1683, l'extrême droite mobilisait contre les migrants et réussissait à rassembler une dizaine de milliers de personnes dans la capitale polonaise. Les mots d'ordre étaient explicites : «Non à l'islamisation de la Pologne» ; «Les immigrants sont un cheval de Troie pour l'Europe».
«Pour une frange de l'opinion, ces migrants que l'on voit arriver à la frontière de la Serbie avec la Hongrie, c'est le retour des invasions par les troupes musulmanes», explique Marysia Zlonkiewicz, militante de Chlebem i Sola. Celle-ci regrette que ses concitoyens aient vite oublié le soutien obtenu de l'étranger pendant les dures périodes de son histoire. Lors de la Seconde Guerre mondiale, des militaires polonais ont été accueillis jusqu'en Iran. Pendant la dictature communiste et les poursuites contre Solidarnosc, de nombreux militants du syndicat libre se sont réfugiés en Europe occidentale, surtout en France. «Ce qui m'inquiète, c'est que le discours de haine, qui n'était pas une chose répandue chez nous, se retrouve maintenant partout, ajoute la militante. Dans les manifestations, où des gens appellent même à tuer les musulmans à la frontière, dans les journaux, partout.»
Seul le quotidien Gazeta Wyborcza a expliqué à ses lecteurs que les propos de Kaczynski sur la charia en Europe étaient carrément mensongers. Il suffit de regarder quelques journaux télévisés consacrés aux migrants et à la situation en Syrie pour comprendre le message adressé aux téléspectateurs : de manière pas très subtile, des images de réfugiés tentant de forcer les barbelés hongrois se fondent en quelques instants dans d'autres images, montrant cette fois la charge frontale de pick-up de l'Etat islamique fonçant, drapeau noir au vent, dans le désert syrien. La peur que des terroristes puissent se cacher parmi les migrants n'en est que renforcée.
Pressions
Face à ce déluge de mauvaises pensées, le gouvernement libéral d’Ewa Kopacz a manqué d’audace. Jusqu’à la mi-septembre, il a affirmé à l’opinion publique que la Pologne accueillerait au maximum 2 200 réfugiés, et qu’il n’était pas question qu’elle accepte les quotas. Finalement, et vraisemblablement pour plaire au Conseil européen à Bruxelles, dont le président n’est autre que Donald Tusk (l’homme qui a cédé à Kopacz sa place à la tête du gouvernement), la Pologne a fini par dire oui à un triplement de ce nombre. Cette attitude hésitante, que la presse attribue aux pressions d’Angela Merkel sur Tusk, parfait germanophone et son admirateur de toujours, n’a fait que renforcer le camp conservateur et souverainiste. Et si individuellement, certains hommes politiques sont parfaitement convaincus de la nécessité d’aider les réfugiés, ils préfèrent ne pas l’afficher. Surtout avant les élections.
Difficile dans ce contexte de lancer un débat. Dans ce pays catholique, il ne fait pourtant pas bon plaider l'égoïsme. «Bien sûr qu'il faut aider les gens qui souffrent et qui sont menacés par la guerre, soutient un quinquagénaire rencontré dans un meeting de la candidate conservatrice. Mais vous savez, nous avons nos Polonais qui vivent en Ukraine, dont certains dans l'Est, à Marioupol par exemple. Ils ont autant besoin de notre aide, et n'en ont pas assez reçu.» Défendue par le président conservateur élu en mai, le quadragénaire Andrzej Duda, cette thèse a l'ouïe de son électorat. «Nous devons penser à notre jeunesse également, souligne une jeune médecin trentenaire enceinte jusqu'aux yeux. Moi, j'ai pu trouver du travail dans ma spécialité, mais tous mes amis d'enfance sont partis travailler à l'étranger tellement il y a de chômage.» Aujourd'hui, 2,5 millions de Polonais (sur une population de 38 millions) vivent à l'étranger, où ils partagent souvent les préjugés des populations locales. En Pologne comme en France, au Royaume-Uni ou aux Pays-Bas, la peur de la précarisation, du terrorisme et de se retrouver noyé dans une population allogène forment le terreau sur lequel prospèrent les partis souverainistes et protectionnistes.