Tout au long de la campagne électorale, le président islamo-conservateur, Recep Tayyip Erdogan, a martelé le même message, brandissant les risques d'un chaos que seul «un gouvernement d'un seul parti», à savoir le sien, l'AKP au pouvoir depuis 2002, peut conjurer.
Dans ces élections législatives du 1er novembre, qui rejouaient le match cinq mois à peine après un scrutin où pour la première fois depuis treize ans le parti islamiste n'avait pas la majorité, le mandat de l'homme fort d'Ankara, élu président dès le premier tour en août 2014 avec 51,8% des voix, n'était pas en jeu. Mais la réalité de son pouvoir l'était, ainsi que son avenir politique et le destin du pays.
Le «nouveau sultan», comme l’appellent ses adversaires, a largement gagné son pari. L’AKP a remporté la majorité, dépassant 50% des suffrages selon les estimations à deux tiers du dépouillement, augmentant son score de dix points, aux dépends notamment du MHP, le parti de la droite nationaliste.
300 sièges sur 500
La politique de boutefeu imposée par le chef de l’Etat dès l’été, notamment en rallumant le conflit avec la guérilla kurde afin de galvaniser le chauvinisme d’une partie de l’électorat et de l’inciter à faire bloc autour de lui, a donc payé. Cette stratégie, qui a attisé toutes les tensions du pays – entre Turcs et Kurdes (20% de la population), entre partisans convaincus de la laïcité et islamistes, entre sunnites et alévis fidèles d’une secte moderniste issue du chiisme (25% de la population) – lui a donné la victoire.
Ce n’est qu’une demi-surprise, même si les sondages n’avaient pas prévu une telle avance, donnant dimanche soir au parti, selon les premières projections, plus de 300 sièges sur 550.
Animal politique
Erdogan est un redoutable animal politique qui sent le pouls de l’opinion. Tribun aux accents populistes, il sait, mieux que tous ses rivaux, trouver les mots qui touchent les foules, avec des discours mêlant le langage du peuple et celui de la religion.
Cela lui a permis de remporter toutes les élections depuis treize ans et l’arrivée au pouvoir de l’AKP, à l’exception de celle du 7 juin où son parti n’a recueilli «que» 40,1% des voix, restant toutefois, largement, la première force politique du pays.
Sa force, c’est un électorat conservateur et religieux, sociologiquement majoritaire dans le pays. Vis-à-vis de ses partisans, Erdogan joue magistralement de l’opposition entre «eux» (laïcs, nationalistes kurdes, alévis, Occidentaux) et «nous» (croyants, patriotes turcs, sunnites).
Erdogan joue sur les peurs
Il joue aussi de la peur de cet électorat d’être à nouveau marginalisé et interdit d’arborer les emblèmes de sa foi dont le foulard, comme pendant les décennies de pouvoir des «Turcs blancs» comme sont surnommées ces élites républicaines revendiquant haut et fort l’héritage laïc et jacobin de Mustafa Kemal, fondateur de la République sur les décombres de l’Empire ottoman après la Première Guerre mondiale.
«Erdogan et l'AKP, pendant leurs treize ans au pouvoir, ont occupé l'Etat mais ne l'ont pas démocratisé. Leurs partisans craignent que, s'ils perdent le pouvoir, tout redevienne comme avant», analyse Menderes Cinar, professeur de sciences politiques à l'université Baskent d'Ankara.
Calcul à courte vue
Le calcul du président turc est aussi à courte vue. La polarisation extrême et ses discours jouant sur les peurs de ses électeurs lui ont certes permis de gagner à nouveau dans les urnes, mais cela risque de lui rendre beaucoup plus difficile l’exercice du pouvoir et de sérieusement plomber la politique du futur gouvernement AKP.
Même s’il est soutenu comme un moindre mal par les Européens qui craignent une déstabilisation du pays et une augmentation du flot des réfugiés syriens vers l’UE, sa crédibilité parmi les Occidentaux, aussi bien chez les «28» Européens qu’à Washington, est au plus bas.
Longtemps salué comme un réformateur et le maître d’œuvre d’un «modèle turc» combinant islam, démocratie et dynamisme économique, Erdogan est perçu – notamment depuis les grands mouvements de protestation de Gezi au printemps 2013 et leur implacable répression – comme un dirigeant toujours plus autoritaire, entouré de proches corrompus, qui attaque la liberté de la presse, remet en cause la séparation des pouvoirs et l’indépendance de la justice, comme le rappelle le rapport annuel d’évaluation de la Commission européenne. Mais sa publication a été renvoyée à après l’élection pour ne pas le gêner.
Grande coalition, rêve enterré
Les milieux d’affaires et une bonne partie des élites du pays ne cachaient pas leur désir de voir se créer une «grande coalition» avec le CHP, l’opposition sociale-démocrate, pour pacifier les esprits et relancer la voie des réformes. Mais ce rêve est désormais enterré.
Or, les tensions accumulées et la haine croissante contre «le régime Erdogan» peuvent déboucher sur de vastes protestations sociales, malgré la peur croissante de l'opinion. Le plus difficile et le plus explosif est désormais la question kurde. Le HDP, le parti pro-kurde longtemps vitrine politique de la guérilla devenu un mouvement mutant «représentant toutes les minorités et toutes les diversités», a été – comme l'espérait le pouvoir – la première victime de la reprise des affrontements entre le PKK et les forces de l'ordre, qui ont fait 400 morts depuis juillet. Avec 10,4%, il reste de justesse au Parlement – dépasser le seuil des 10% est indispensable pour y être représenté.
Blocage sur la question kurde
Les combats dans le sud-est risquent de s’intensifier ces prochains mois. Le processus de paix lancé il y a deux ans par des négociations directes avec Abdullah Ocalan, le leader de la guérilla, est mort. Sa reprise sera très difficile. Les Kurdes n’ont plus confiance en Erdogan, comme en témoigne l’effondrement de l’AKP dans les régions du sud-est (évident déjà en juin) et les scores plébiscitaires du HDP.
«La donne a totalement changé, la question kurde s'est encore plus régionalisée et il est impensable que le PKK revienne directement ou indirectement à la table des négociations dans les mêmes conditions qu'avant», souligne Kadri Gürsel, ancien éditorialiste de politique étrangère du quotidien Milliyet, licencié de but en blanc il y a trois mois pour un tweet critiquant Erdogan.