Menu
Libération
Face au «sultan»

Après leur défaite, les opposants à Erdogan promettent «l'autocritique»

Alors que l'AKP, après avoir obtenu la majorité absolue, se veut rassurant, les Kurdes et la gauche s'interrogent sur les raisons de leur défaite.
A Diyarbakir, samedi. Le HDP s'est de justesse maintenu au Parlement, après les élections législatives de dimanche. (Photo Stoyan Nenov. Reuters)
publié le 2 novembre 2015 à 11h06

C'est une victoire sans appel pour le président islamo-conservateur turc, Recep Tayyip Erdogan. Malgré les prévisions des sondages qui le donnaient en tête mais sans majorité, comme lors des élections législatives du 7 juin, l'AKP (Parti de la justice et du développement), au pouvoir depuis 2002, a remporté très largement les élections anticipées du 1er novembre avec 315 sièges sur 550. Il pourra donc continuer à gouverner seul, comme le voulaient Erdogan et son Premier ministre, Ahmet Davutoglu, sans pour autant atteindre l'objectif des 330 députés qui permettrait un changement constitutionnel et l'instauration d'un régime présidentiel comme le souhaite l'homme fort d'Ankara.

L'AKP a obtenu 49.7% des suffrages, 9 points de plus qu'en juin, devançant les sociaux-démocrates du CHP (25.5% des voix et 131 sièges). Le grand perdant est la droite nationaliste du MHP (Parti d'action nationaliste) : 12% des voix, en chute de 4 points. Nombre de ses électeurs ont voté pour l'AKP, sensibles aux discours nationalistes du parti au pouvoir face au «danger terroriste» et à la reprise des affrontements avec la guérilla kurde du PKK. Le parti prokurde HDP (Parti démocratique des peuples) n'a franchi que d'extrême justesse le seuil minimum pour être représenté au Parlement, avec 10,7% des suffrages, perdant près de 3 points par rapport au scrutin précédent.

«Les droits des 78 millions d’habitants sont sous notre protection» 

«Le 7 juin, on a voulu nous faire courber l'échine mais, grâce à Dieu, aujourd'hui est un jour de victoire», s'est réjoui dans son fief de Konya (centre) le Premier ministre sortant, Ahmet Davutoglu, ajoutant, en tendant la main à ses rivaux : «Nous allons reconstruire une nouvelle Turquie avec chacun de ses citoyens.» Plus tard dans la nuit, lors d'un traditionnel discours au siège de l'AKP à Ankara, il a répété le même message, lançant un appel à l'unité, dans un pays désuni et inquiet. «Il n'y a pas de perdants dans ce scrutin, la Turquie entière a gagné», a-t-il dit devant des milliers de partisans réunis, malgré le froid, assurant que le prochain gouvernement défendra les acquis démocratiques : «Les droits des 78 millions d'habitants sont sous notre protection.»

Erdogan a, quant à lui, affirmé dans un communiqué que «le peuple a clairement montré […] qu'il préférait le service et les projets à la polémique » et «fait preuve d'une forte volonté en faveur de l'unité et de l'intégrité» de la Turquie. Dans une campagne marquée par la reprise du conflit kurde et la menace jihadiste venue de Syrie, avec un attentat qui a fait 102 morts à Ankara le 10 octobre, le plus grave de l'histoire de la république, Recep Tayyip Erdogan et Ahmet Davutoglu se sont posés comme seuls garants de l'unité et la sécurité du pays, sur le thème «l'AKP ou le chaos». Cette stratégie de la peur a payé.

Au HDP, «nous ferons notre autocritique»

Le parti prokurde est sous le choc de ses résultats décevants, perdant des voix dans les grandes villes de l'ouest, où il s'était affirmé comme une force mutante et de gauche, représentant «toutes les minorités et toutes les diversités», mais il a aussi un peu perdu dans ses bastions du sud-est, où la population kurde est majoritaire. S'il reste, et de très loin, la première force politique de cette région, il perd quelques points, une partie de la population kurde craignant une reprise à large échelle de la «sale guerre» entre l'Etat et le PKK. Son jeune leader de 42 ans, Selahattin Demirtas, était la principale cible de la politique de tension menée par le pouvoir qui accuse ce parti d'être «la vitrine politique du terrorisme». «Nous avons obtenu une victoire malgré les politiques de massacres du pouvoir», a t il déclaré dimanche soir clamant que «le scrutin n'avait pas été juste ni équitable et [qu'il] y a eu une concurrence entre forces non égales». Il a quand même admis la perte d'un million de voix et a annoncé que les organes de son parti organiseront des réunions pour connaître les raisons exactes de ces pertes. «Nous ferons notre autocritique», a-t-il affirmé.

La coprésidente du parti, Figen Yuksekdag – toutes les charges sont occupées conjointement par un homme et une femme –, a pour sa part dressé le bilan des violences des cinq derniers mois. «258 civils et 33 enfants ont été tués. Plus de 500 responsables et membres du HDP ont été arrêtés. Quelque 190 bâtiments de notre parti ont été détruits lors de tentatives de lynchage», a-t-elle rappelé, soulignant que, avec 59 députés, «le parti n'en reste pas moins la troisième politique du pays» – l'extrême droite nationaliste du MHP a eu plus de voix mais moins de sièges (42).

Déception et désillusion des Kurdes et de la gauche

«Le HDP a perdu des voix car il n' a pas su se distinguer suffisamment du PKK», analyse le politologue Ahmet Insel. Ces résultats s'expliquent en effet par la peur d''une grande partie de l'électorat d'un retour au chaos dont a usé et abusé l'AKP pendant la campagne électorale. «Le reflexe sécuritaire a joué», explique le politologue et économiste Seyfettin Gursel pour expliquer la montée des voies de l'AKP, rappelant les attentats qui ont ensanglanté le pays depuis juin : celui de Suruç (35 morts) dans le sud-est et d'Ankara (102 morts), tous deux visant des manifestations de gauche et des Kurdes et commis par de jeunes Kurdes jihadistes liés à l'Etat Islamique, qui n'a pourtant revendiqué aucun de ces deux carnages.

La déception et la désillusion des Kurdes et de la gauche s'expriment massivement sur les réseaux sociaux. «Je n'ai plus d'espoir pour ce pays, alors je vais essayer d'en partir», affirme ainsi Ciler Dursun, professeur à la faculté de Communication d'Ankara. «Je comprends que la majorité des électeurs n'ont pas les mêmes préoccupations que nous. Par exemple, au sujet de l'Etat de droit ou bien des droits de l'homme», soupire pour sa part le journaliste Asli Aydintasbas, récemment licenciée. «Je suis complètement effondré mais ces résultats signifient que le peuple s'accommode très bien de la situation actuelle, a réagi Sevim, étudiant en droit de l'université d'Istanbul. Le peuple a le gouvernement qu'il mérite.»

Campagne électorale inéquitable

Plusieurs responsables de l’opposition et de Vote et plus, l’ONG qui surveille le scrutin, expriment des doutes sur le bon déroulement du vote, même s’il n' y a pour le moment aucun élément concret prouvant l’existence de fraudes massives. Mais la propagande du pouvoir qui contrôle directement ou indirectement une grande partie des médias, notamment les télévisions, les intimidations contre les journaux d’opposition montrent néanmoins que la campagne électorale a été pour le moins inéquitable. Le vrai défi pour l’AKP maintenant sera celui de gouverner alors même que sa stratégie de tension a encore plus profondément clivé le pays.

«Je ne sais pas comment l'AKP pourra résoudre les trois défis principaux du pays : le problème kurde, la lutte contre l'Etat islamique et la Syrie», souligne l'universitaire et éditorialiste Nuray Mert. Ancien député du CHP, Faik Tunay résume l'enjeu en une formule lapidaire : «L'AKP a devant lui de très graves problèmes à résoudre et, même s'il a gagné les élections avec près de 50% des suffrages, il y a une autre moitié du pays qui déteste ce pouvoir et n'a aucune confiance en lui.» En attendant, les journaux proches du pouvoir exultent avec des manchettes vengeresses : «L'alliance du mal s'est effondrée» titre Günes quand Milat affiche «La gifle de l'Ottoman».