C'était il y a un an. Le 5 novembre 2014, quarante médias révélaient que le Luxembourg avait multiplié les arrangements avec 340 multinationales pour leur permettre d'échapper en grande partie à l'impôt. «Des avantages fiscaux sélectifs», euphémise la Commission européenne pour décrire ces rescrits fiscaux, accords entre une entreprise et une administration fiscale permettant de négocier à la baisse les taxes à payer pour attirer les firmes. L'origine : la fuite de plus de 28 000 pages de documents confidentiels autour de ces rescrits. Qui ne sont que la face émergée de l'iceberg de l'évasion et de l'optimisation fiscales.
Et depuis ? L'heure de la révolution fiscale a-t-elle sonné ? Y aura-t-il un avant et un après LuxLeaks, comme veut le croire l'eurodéputé Alain Lamassoure, à la tête de la commission temporaire sur l'évasion fiscale (lire page 4) ? Des micro-changements, il y en a eu. Comme l'obligation d'échanger des informations sur les rescrits entre administrations fiscales. Ou le mini-redressement que la Commission a demandé en octobre au Luxembourg et aux Pays-Bas d'imposer à Fiat et Starbucks, pour les 20 à 30 millions d'euros de réduction d'impôt dont chaque entreprise a bénéficié (lire page 6). Mais «le même système complexe et dysfonctionnel de rescrits fiscaux, de conventions fiscales et de sociétés dites "boîtes aux lettres", perdure au sein de l'UE», dénonce un rapport publié ce mardi par le réseau d'ONG Eurodad.
Une course au moins-disant fiscal
Tous les Etats, sans exception, participent à la course au nivellement par le bas. Tous se disent favorables à un désarmement des pratiques fiscales dommageables, mais à condition qu'il ait d'abord lieu chez les voisins… «Chacun est le paradis fiscal des autres», dit Lamassoure. L'Irlande ? En pleine crise, le pays s'est battu pour conserver son taux d'imposition des sociétés à 12,5 %. La Belgique ? Un paradis fiscal pour le capital, à commencer pour les multinationales, via son mécanisme très élaboré des «intérêts notionnels». Son taux d'impôt sur les sociétés n'était pas de 33,9 %, mais de… 9,8 %.
Tout comme la France, où le taux d'imposition implicite des entreprises (les impôts sur les bénéfices ramenés à l'excédent net d'exploitation) se situe à 18 %, quand celui des entreprises du CAC 40 plafonne à 8 % en moyenne. «Leur imagination est débordante lorsqu'il s'agit d'offrir une variété d'avantages fiscaux pour attirer des entreprises, dénoncent des politiques et économistes dans une tribune (lire page 3). Ils augmentent ainsi artificiellement leurs revenus et siphonnent une partie des revenus fiscaux de leurs partenaires européens.»
Un an après LuxLeaks, l'Europe resterait «au service d'une élite et non de la majorité», comme le dénonçait le 9 septembre Oxfam dans un rapport sur les inégalités et la pauvreté en Europe. «Les Etats veulent récupérer des bases fiscales pour eux et en même temps ne veulent pas mettre un terme à des mesures qui leur permettent d'attirer des entreprises sur leurs territoires, même si c'est au détriment des bases fiscales d'autres pays», résume Lucie Watrinet, du CCFD-Terre solidaire.
«La France prend sa pleine part dans la course à la concurrence fiscale européenne en multipliant les incitations fiscales afin d'attirer les entreprises multinationales, ajoute Manon Aubry, d'Oxfam France. L'ensemble de ces incitations fiscales, au premier rang desquelles le crédit d'impôt compétitivité et emploi] et le crédit d'impôt recherche, coûte au budget français plus de 84 milliards d'euros par an. Soit quasiment le budget de l'Education national, alors que leurs impacts positifs sur l'emploi et l'économie peinent à être démontrés.»
Une généralisation du «patent box»
Le régime de «patent box», ce système d’imposition préférentiel pour les revenus issus de brevets et de la propriété intellectuelle, est en pleine expansion. L’Italie a introduit un nouveau régime en 2015 qui permet de réduire les bénéfices à imposer de 50 %.
L'Irlande prévoit, elle, de créer, d'ici à la fin de l'année une patent box qui diminuerait le taux d'imposition à 6,25 %… Ce, après avoir mis fin à son fameux «Double Irish», un arrangement qui permettait aux sociétés holdings de situer leur centre de management effectif dans un paradis fiscal. L'astuce permettait de payer un impôt dérisoire sur les bénéfices. «Preuve qu'on est dans la contradiction permanente», dit Lucie Watrinet.
En France, la loi sur la fiscalité sur les revenus issus de la cession des brevets (passés de 33 % à 15 % en 2000) a provoqué un manque à gagner de 400 millions en 2014, l'équivalent du déficit de l'hôpital public en 2013, note Eurodad. Et les patents boxes vont continuer. A l'image de McDonald's, qui a utilisé l'«innovation box» du Luxembourg pour diminuer sa facture fiscale. Ses filiales européennes ont dû payer 10 % à 20 % de leur chiffre d'affaires à la filiale luxembourgeoise pour «commissions d'exploitation» de la marque. Les bénéfices ainsi relocalisés au Grand-Duché ont été exonérés à 80 % d'impôts. Au total, si les revenus avaient été imposés dans leur pays d'origine, McDonald's aurait dû verser 1,05 milliard d'euros de rab au fisc français. Loin de remettre en cause un tel régime, le plan d'action BEPS (contre l'érosion de la base d'imposition et le transfert de bénéfices) de l'OCDE dévoilé le 5 octobre pour lutter contre des manips siphonnant jusqu'à 240 milliards de dollars par an aux recettes publiques, maintient les mécanismes actuels jusqu'en 2021 au moins. «L'OCDE voulait les supprimer, mais le Royaume-Uni a usé d'un lobbying très persuasif», décrypte Lucie Watrinet.
Une opacité qui demeure la règle
Selon les ONG, trois choses s'avèrent essentielles pour que l'on parle de transparence publique. D'abord, le «reporting pays par pays», le gros combat mené depuis dix ans. «Comme les banques, les entreprises doivent donner des infos sur leurs bénéfices, leur chiffre d'affaires, le nombre d'employés et les impôts payés dans chacun des pays où elles sont présentes. Cela permet de voir si elles paient des impôts à hauteur de leur activité réelle», rappelle Lucie Watrinet.
Les eurodéputés ont voté en juillet une directive en sens. Mais l'OCDE propose un reporting non public. Du coup, les Etats membres se rangent derrière cela. Idem pour les rescrits fiscaux, mais les Etats, là encore, rechignent. Enfin, les ONG militent pour des registres publics sur les propriétaires réels ou les bénéficiaires effectifs des sociétés écran, fiducies, trusts, etc. Faute d'avancée majeure, les fuites d'informations confidentielles sont devenues la première source d'informations publiques sur les pratiques d'évasion fiscale des multinationales. Elles coûtent pourtant cher aux personnes à l'origine de ces fuites (lire page 6).
«L'histoire de ces "héros de la justice fiscale" est une rude illustration du coût social de l'opacité de ce système d'imposition des sociétés, dit le rapport d'Eurodad. Les promesses politiques de "transparence" se sont transformées en un système complexe et confidentiel d'échange d'informations entre administrations fiscales de pays développés, laissant le public et l'intérêt général sur le banc de touche.» Un seul exemple : en octobre, des eurodéputés ont eu un accès limité à quelques documents sur les petits arrangements entre amis, Etats et firmes. Consultés dans une salle sécurisée, sans téléphone, photo ou note… «Les éléments intéressants ont été noircis de sorte que nous n'avons pas vu les réponses des gouvernements», s'agace le Belge Philippe Lambert, coprésident du groupe des Verts. Réponse de Pierre Moscovici, commissaire européen aux Affaires économiques : «Nous devons respecter les principes de transparence, mais il faut aussi tenir compte du caractère confidentiel de certains documents.»