Le crowdfunding est bien une histoire de patates ! A la ferme de Grand' Maison, dans la commune de Lumigny, les tubercules sont en vente, sous le label bio, en provenance d'une parcelle voisine que l'association Terre de liens a acquise en 2011, avec l'argent de souscripteurs. Implantés depuis trois générations dans ce coin sablo-limoneux de Seine-et-Marne, à 50 kilomètres de Paris, les exploitants, Anne et Pascal Seingier, n'avaient pas la possibilité d'acheter les 38 hectares (ils en louent 125 au total) que le propriétaire voulait céder cette année-là. La possibilité, ni l'envie d'ailleurs : «Je considère que la terre est un bien collectif», assène Anne, qui siège au conseil d'administration de Terre de liens Ile-de-France, entre une permanence à la boutique de la ferme (nous conseillons le jus de pomme) et une tournée de livraisons de commandes reçues via la plateforme web la Ruche qui dit oui !
Terre de liens a donc repris le bail, fort de l’accord du propriétaire pour cette formule moins rémunératrice pour lui, mais plus respectueuse du terroir : en passant par le réseau d’économie sociale et solidaire, le couple Seingier garde la jouissance d’une terre qui, sinon, aurait sans doute sombré dans la monoculture intensive, visible alentour. Et il peut organiser sa succession : l’été prochain, le fils, Rémi, et sa compagne, Claire, débarqueront pour reprendre le flambeau. En mode paysan comme papa-maman, avec en plus la casquette des scientifiques qu’ils sont.
Expertise.Dans le joli jardin de curé aménagé en bordure de la ferme, on repère vite ce couple de trentenaires normalement basé à Brest, mais qui a commencé un pèlerinage bimensuel en terre parentale pour s'initier au métier : lui, en émoi devant un arbuste succombant aux couleurs de l'automne (il a fait des études de paysagiste) ; elle, en ciré jaune de pêcheur (elle est experte en biologie marine). «La question du sort des parcelles finalement acquises par Terre de liens s'est posée au moment où nous achevions un cycle d'études et de voyages où la nature, la biodiversité, la richesse de la terre se sont révélées à nous», raconte Rémi Seingier : travaux sur les déplacements de haies pour lui ; sur les pollutions agricoles déversées en mer pour elle ; sur l'agroforesterie, avec l'association de protection des semences Kokopelli, au Brésil pour les deux, où un dénommé Miguel leur fait prendre conscience du rôle de la terre dans la bonne santé d'une société… «La pérennité de l'exploitation étant assurée, cela nous tendait une perche pour prendre la relève et faire fructifier ce savoir», poursuit Rémi.
C'est ainsi que le 7 décembre 2014, à l'invitation de la famille Seingier réunie, une armada de souscripteurs à Terre de Liens débarque à Lumigny, sur les terres pour lesquelles ils avaient cotisé, pour mettre en pratique ce fameux concept d'agroforesterie. En l'occurrence, planter quelque 2 000 arbres, en rangées savamment espacées au milieu des labours, conformément à l'idée qu'associés sur une même parcelle, arbre et plante se nourrissent et se protègent l'un l'autre. «Famille, militants associatifs, anonymes urbains, tout le monde communiait en bottes, c'était très fort», raconte Rémi. Le beau-frère photographe mitraille, les collègues agronomes conseillent, les parents Seingier admirent. Eux ont découvert l'agroforesterie lors d'un voyage au Cambodge. Au sein du couple arbre-plante, le choix des espèces diffère suivant la topographie. Par exemple, l'association de l'acacia et de graminées conviendra mieux aux sommets des buttes, plus secs. Les cultures donnent à manger, et les arbres donneront du bois d'œuvre ou du bois de chauffage.
De son côté, Claire mûrit son idée : ces terres à portée de main feront d'excellents objets de recherche en microbiologie des sols. Elle ira à la pêche aux contrats à l'Inra (Institut national de la recherche agronomique), comme elle ira à la pêche aux infos concernant cette mystérieuse rose de Provins, une espèce locale de rosacées dont elle entend lancer une production d'huiles essentielles. Malheureusement, il n'y a rien à creuser du côté du grand-père maternel, qui les a précédés à la ferme : sa mémoire vacille. Claire retient de lui cette phrase forte : «Peu importe qu'une terre soit pauvre, il suffit de l'aimer pour qu'elle produise.» L'orge récoltée est de mauvaise qualité ? Elle fera un excellent combustible pour la chaudière à biomasse de la ferme. Le colza bio offre un rendement moyen ? C'est suffisant pour la presse artisanale, dans l'arrière-boutique, et pour commercialiser l'huile sur place. Sur les étals, le liquide rejoint ainsi les pommes de terre, les betteraves, la farine de blé (moulue à côté) et les asperges, la toute première production que les Seingier ont orientée vers la vente directe.
Félins. Seule concession faite à l'agro-industrie : les flageolets, vendus à Bonduelle. Comme pour signaler que non, la famille Seingier n'a jamais cultivé de sectarisme bobo-écolo, ni snobé le modèle dominant de l'agrobusiness. Oui, on les regarde bizarrement dans le voisinage, mais pas plus que la ferme d'à côté, qui a mis en place une cueillette en plein champ, où les consommateurs se servent à même le verger et le potager. A l'entrée du village, un petit zoo, spécialisé dans les félins, est même là en clin d'œil au déracinement et à la mondialisation ! La paysannerie façon Terre de liens, ni Pascal, passé par le syndicalisme, ni Anne ne sont tombés dedans quand ils étaient petits. Il y a bien cette religion des circuits courts et ce refus de la propriété individuelle. Mais le fond est plus rouge que vert ! A côté des 38 hectares passés en bio, subsistent 90 autres en culture conventionnelle. «Nos méthodes de travail ont évolué avec le temps. En imposant un cahier des charges sévère, Terre de liens a encore infléchi nos pratiques», analyse Rémi Seingier. Lui y trouve bien son compte : «Si nous n'avions pas eu accès à ces méthodes-là, nous n'aurions pas décidé de devenir agriculteurs.» L'été prochain, il aura donc cédé sa petite affaire de paysagiste en Bretagne, et slalomera entre ses rangées d'arbustes sur le tracteur avec lequel il jouait enfant.
Photos Laurent Troude