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Enquête

Crash dans le Sinaï : un drame en six questions

Londres et Washington appuient la piste terroriste, Moscou et Le Caire parlent de «spéculations». Tour d’horizon d’une tragédie devenue un bras de fer diplomatique.
Des débris de l’Airbus A321 dimanche dans le Sinaï, le lendemain du drame qui a causé la mort de 224 personnes. La dispersion des restes de l’avion laisse supposer l’explosion d’une bombe en vol peu après le décollage de Charm el-Cheikh, en Egypte. (Photo Khaled Desouki. AFP)
publié le 5 novembre 2015 à 19h36

Après le crash de l'Airbus A321 de la compagnie russe Metrojet dans le désert du Sinaï, qui a fait 224 morts samedi, la version de l'attaque terroriste - l'explosion d'une bombe à bord de l'appareil peu après le décollage - semble s'imposer. «A la lumière de nouvelles informations, nous avons des craintes que la chute de l'avion ait été provoquée par un engin explosif», a déclaré mercredi soir un porte-parole du Premier ministre britannique, David Cameron. Dans la foulée, le Royaume-Uni a suspendu «par précaution» les vols vers et depuis Charm el-Cheikh, et Paris a déconseillé de s'y rendre. Mais, malgré les déclarations faites dans ce sens par les renseignements américains et britanniques, les autorités égyptiennes et russes refusent toujours de prendre au sérieux les revendications de l'Etat islamique.

Pourquoi avoir privilégié la piste de l’explosion ?

«L'explosion en vol est très probable, compte tenu de la dispersion des débris au sol», assure à Libération Jean-Paul Troadec, ancien patron du BEA, l'organisme français responsable des enquêtes de sécurité dans l'aviation civile. Un avis partagé par plusieurs experts aéronautiques. «Les fragments se sont éparpillés sur une grande surface d'environ 20 km²», précisait en début de semaine un responsable russe qui participe à l'enquête sur la zone du crash, aux côtés de spécialistes français, allemands et égyptiens. Ce qui laisse supposer que l'avion ne s'est pas disloqué au moment de l'impact avec le sol.

«Toutes les indications dont nous disposons témoignent du fait que la dislocation de la structure de l'avion a eu lieu dans les airs, à haute altitude», a ajouté le directeur de l'agence russe chargée du transport aérien, Rosaviatsia. Les informations contenues dans les deux boîtes noires ont été récupérées et aideront à retracer le fil des événements. Dans le cas du crash du vol MH17, en Ukraine, abattu le 17 juillet 2014 par un missile sol-air, le cockpit voice recorder, enregistreur phonique qui capte l'environnement acoustique du poste de pilotage, avait détecté le bruit de l'explosion, rappelle Jean-Paul Troadec. Enfin, les analyses des débris et les autopsies des corps, et notamment la recherche de traces explosives, permettront de confirmer l'hypothèse de l'explosion, voire celle de la présence d'une bombe.

La thèse de l’attentat est-elle sérieuse ?

D'heure en heure, ce qui n'était qu'une hypothèse parmi d'autres semble se renforcer. Mercredi soir, au moment de l'annonce de la suspension des vols britanniques vers et en provenance de Charm el-Cheikh, le ministre britannique des Affaires étrangères, Philip Hammond, parlait d'une «possibilité significative» que le crash de l'avion russe soit la conséquence d'un attentat.

Jeudi, après avoir présidé un comité Cobra, une réunion d'urgence de son cabinet, le Premier ministre David Cameron a été bien plus loin. «Cela semble de plus en plus probable», a-t-il dit. Le Premier ministre s'appuie sur des informations alarmantes «reçues par les services de renseignement». Elles pourraient être liées aux déclarations d'un officiel des autorités américaines qui a affirmé à l'agence américaine Associated Press que l'interception de communications avait permis d'«acquérir une première certitude» sur la possibilité qu'un membre de l'organisation terroriste Etat islamique (EI) dans la péninsule du Sinaï ait pu déposer un engin explosif dans l'avion.

Le gouvernement américain n'a pas, pour le moment, réagi officiellement, mais a mis en garde ses ressortissants contre tout déplacement vers Charm el-Cheikh. Par ailleurs, l'organisation terroriste Etat islamique a à deux reprises affirmé être responsable de l'explosion de l'avion, sans en apporter la preuve. Il est en revanche certain que les autorités britanniques ne se sont pas appuyées sur des informations en provenance de l'enquête en cours en Egypte sur le crash. Le chef de l'autorité de l'aviation civile égyptienne, Mahmoud el-Zanaty, a ainsi expliqué que les investigations sur les deux boîtes noires étaient «toujours en cours». La boîte contenant les enregistrements des conversations du cockpit aurait été très endommagée et ne serait peut-être pas exploitable. Après avoir partagé une partie des informations qu'il détient avec des pays alliés, David Cameron a affirmé s'attendre à ce que d'autres gouvernements prennent des décisions similaires.

Pourquoi Londres a suspendu les vols de et vers Charm el-Cheikh ?

«Ma première priorité est la sécurité des Britanniques», et les «décisions que je prends sont liées à cette nécessité», a expliqué David Cameron. Ce sont donc 20 000 d'entre eux qui sont désormais coincés à Charm el-Cheikh, en attente d'un rapatriement qui «pourrait prendre quelque temps». «Nous devons mettre en place plus de sécurité dans cet aéroport avant de rapatrier les personnes», a dit le Premier ministre. Une équipe d'experts militaires britanniques a été déployée à Charm el-Cheikh pour assister les autorités égyptiennes dans les mesures de contrôle et de sécurité à l'aéroport, ainsi que du personnel consulaire et des experts en aviation. Les premiers rapatriements pourraient intervenir ce vendredi. Le souvenir du massacre, le 26 juin, de 30 Britanniques (sur 38 victimes) sur une plage de Sousse, en Tunisie, par un membre de l'Etat islamique reste vif. Londres n'a voulu prendre aucun risque et, comme il l'avait fait pour la Tunisie, a mis en garde ses ressortissants contre tout voyage «non-essentiel» vers Charm el-Cheikh. Du coup, plusieurs tour-opérateurs, comme Thomson Airways ou Thomas Cook, ont d'ores et déjà annulé leurs voyages prévus jusqu'à «au moins le 12 novembre».

Quelle est la réaction du Caire ?

Jeudi, devant le 10, Downing Street, sur le tapis rouge détrempé par la pluie, la poignée de mains entre David Cameron et le président égyptien Abdel Fatah al-Sissi fût on ne peut plus tiède, sans parler des sourires franchement crispés. La première visite officielle du président Al-Sissi au Royaume-Uni, déjà controversée et assortie de manifestations imposantes à Londres, s'est transformée en un véritable casse-tête diplomatique. Les autorités égyptiennes n'ont pas caché leur fureur face à une décision jugée «largement prématurée». D'autant qu'elle a été prise unilatéralement, sans que le gouvernement égyptien soit prévenu. Le ministre égyptien des Affaires étrangères, Ahmed Abu Zeid, a ainsi déclaré à la BBC-Radio que la décision britannique «préjugeait des résultats de l'enquête en cours».

Outre le coup terrible porté à l’industrie touristique en Egypte, déjà largement fragilisée, le président Al-Sissi a dû subir l’humiliation de s’entendre dire que la sécurité à l’aéroport de Charm el-Cheikh était insuffisante aux yeux des Britanniques et qu’elle devra être renforcée avec l’aide des autorités britanniques avant que la suspension des vols puisse être levée.

Pourquoi les Russes passent-ils sous silence la piste de l’attentat ?

Les autorités russes appellent à ne pas céder aux conclusions hâtives. «Toutes les versions sur ce qui s'est passé et les raisons pour lesquelles c'est arrivé doivent être présentées par les enquêteurs, et nous n'avons entendu aucune annonce des enquêteurs pour l'instant, a déclaré jeudi matin le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, lors d'une conférence de presse. Toutes les autres explications ne sont que des spéculations.»

Sans la passer sous silence, les chaînes de télévision fédérales cherchent toujours à minimiser l’importance de la version de l’attaque terroriste. Le Kremlin semble retarder au maximum le moment où celle-ci viendra heurter frontalement l’opinion publique. C’est-à-dire le moment où il faudra dire aux Russes que les menaces proférées par les jihadistes au lendemain des premières frappes russes sur la Syrie n’étaient pas de veines paroles. Certes, le pouvoir aurait pu décider de tirer profit des allégations de l’EI, qui viendraient, à point, prouver son principal argument : c’est justement parce que l’EI représente une réelle menace pour les Russes qu’il faut aller le combattre en Syrie. Mais une attaque terroriste avérée contre des civils russes viendrait surtout dramatiquement changer la donne d’une guerre présentée jusqu’à présent comme propre, sans victimes, sans prisonniers, véritable démonstration de la puissance militaire russe.

L’opinion publique pourrait-elle se retourner contre Poutine ?

L'attaque, si ç'en est une, est clairement dirigée contre Vladimir Poutine, relèvent les observateurs. Et ce même si le fait que le vol avait pour destination Saint-Pétersbourg (la ville du président russe) n'ait été qu'une triste coïncidence. «Le coût de la campagne de Syrie, des ambitions géopolitiques de Poutine, croît, analyse Tatiana Stanovaya, experte au Centre des technologies politiques, dans une chronique sur Slon.ru. Mais un attentat contre des citoyens russes, c'est une déclaration de guerre à tous les Russes. La campagne de Syrie devient une affaire de revanche nationale et pas seulement d'ambitions poutiniennes.»

Pour l'heure, près de 40 % des Russes, tout en soutenant l'intervention, expriment de l'inquiétude face aux possibles pertes humaines, y compris dans des attentats terroristes. Les deux tiers de la population continuent à s'opposer à une intervention au sol. «Cette tragédie peut aussi servir à une mobilisation patriotique, pour justifier l'intensification de la campagne en Syrie, confirme la politologue Masha Lipman, rédactrice en chef de la revue Kontrapunkt. Mais il est trop tôt pour dire comment l'opinion réagira.»