La voix de Lúcio Bellentani tonne au bout du fil. Cet ancien prisonnier politique vient de porter plainte contre Volkswagen, son ancien employeur, qu'il accuse de s'être «rendu complice de la dictature militaire» au pouvoir entre 1964et 1985 au Brésil. En 1972, le jeune Lúcio milite au Parti communiste brésilien (PCB) et tente de mobiliser les ouvriers de l'usine Volkswagen de São Bernardo do Campo (près de São Paulo), où il est outilleur. Sa brutale arrestation - tout comme celle des douze autres salariés soupçonnés de sympathie pour le PCB - a été «suivie sans broncher par le service d'ordre de l'entreprise».
«Torture quasi quotidienne»
Ce 28 juillet 1972, Lúcio Bellentani est à son poste de travail lorsqu'arrivent les hommes du redoutable Département de l'ordre politique et social (Dops) : «Ils m'ont pointé une mitrailleuse dans le dos et m'ont menotté devant mes camarades.» Gifles, coups de pied, coups de poing… La violence de la police politique commence dans les locaux de l'usine. Puis au Dops, où Lúcio Bellentani sera détenu pendant quarante-six jours, «la torture était quasi quotidienne». Tandis que Volkswagen jure à son épouse ignorer son sort… «Un mensonge, évidemment.»
Englué dans le scandale de fraude sur les émissions polluantes de ses véhicules, le mastodonte allemand se voit donc aussi rattrapé par son passé brésilien. Le parquet a ouvert une enquête voici quelques semaines. Pour l'instant, le procureur Pedro Machado, chargé du dossier, se veut prudent. Mais il évoque des «preuves importantes de collaboration» avec les organes de répression. Une «profusion» de documents accablants a été retrouvée par la Commission nationale de vérité (CNV), close il y a un an, selon Sebastião Lopes de Oliveira Neto, coordinateur du Forum des travailleurs pour la justice, la vérité et la réparation,qui a porté plainte contre Volkswagen le 22 septembre. Une plainte endossée par les dix centrales syndicales du pays ainsi que par certaines victimes.
Chargé du contrôle qualité à Volkswagen dans les années 70, Expedito Soares décrit des pratiques dignes d'un Etat policier. «A l'usine, il y avait des espions partout, même aux toilettes. Les salariés étaient surveillés en permanence.» Soares accuse Volkswagen de l'avoir sommairement licencié en 1977 après une grève dans son département, où les accidents de travail se multipliaient. Grève qui lui avait déjà valu des représailles de son employeur : «Quatorze jours durant, j'ai été maintenu en confinement dans une salle minuscule, comme en prison. Même pour aller aux WC, je devais être escorté par les vigiles.» Pour ce membre du Parti des travailleurs (à la tête du Brésil depuis 2003), «les nombreuses entreprises qui ont pris part à cette page sombre de notre histoire ne peuvent rester impunies».
Mobilisé contre le «péril communiste», le grand patronat avait fomenté le coup d'Etat de 1964, affirme Sebastião Neto. La collaboration intervient sur fond d'émergence du mouvement syndical dans la décennie suivante : «Il fallait tenter de réduire au silence les salariés, alors que la productivité de notre économie reposait encore, à l'époque, sur des conditions de travail exténuantes.» Au sein des grandes industries, les «agitateurs» sont fichés. Dans la ceinture industrielle de São Paulo, bastion ouvrier où Lula, futur président du Brésil, commence sa carrière de leader syndical, elles font circuler une «liste noire» de 436 «subversifs» licenciés pour cause d'activisme politique, qu'il convenait de ne pas embaucher. Cette liste, qui contenait 67 noms à Volkswagen, soit le principal contingent, a été retrouvée dans les archives publiques, d'où des soupçons de délation en masse de ces salariés à la police politique.
A Volkswagen, le sale boulot était mené par le département de «sécurité industrielle» de la filiale brésilienne, qui agissait comme une cellule de renseignements. «Les subversifs étaient identifiés et leur nom communiqué aux organes de répression», accuse Sebastião Neto. Selon la CNV, ce «département» avait été mis sur pied par… Franz Stangl, l'ex-commandant des camps d'extermination nazis de Sobibor et Treblinka en Pologne. Après la guerre, l'ancien officier SS avait fui l'Europe et s'était mis au vert au Brésil. Il fut finalement arrêté et extradé vers l'Allemagne en 1967.
Son successeur, Adhemar Rudge, est un colonel de l’armée brésilienne, qui cumule ses activités dans l’armée avec ses fonctions au sein du constructeur. Pendant les grandes grèves de 1980, les hommes de Rudge secondent la police, interrogeant des grévistes et dressant des procès-verbaux. Ils élaborent aussi des rapports sur l’agitation sociale et politique pour le Cecose, une instance de grandes entreprises, notamment de multinationales, qui avait coutume de se réunir avec l’appareil policier et l’armée.
«Une réparation collective»
Qu'en pense Volkswagen ? La filiale brésilienne n'a pas donné suite à la demande d'interview de Libération. «Pendant les travaux de la CNV, ils n'ont pas été coopératifs»,dénonce encore Sebastião Neto. Depuis, le constructeur a pris langue avec les plaignants par le biais de Manfred Grieger, responsable de son département de communication historique, pour «rechercher des informations sur les relations de Volkswagen Brésil avec les institutions brésiliennes de l'époque», dixit le communiqué qui nous a été adressé et qui évoque le «point de départ d'une discussion sur la manière de parvenir à un accord sur cette question».
Le 14 octobre, une réunion s'est tenue au parquet, en présence de Manfred Grieger et d'un représentant du conseil des salariés de Volkswagen. «Ils se sont montrés consternés par le témoignage des victimes, rapporte le procureur Machado. Nous sommes favorables à un accord, qui éviterait une éventuelle procédure judiciaire. Mais il faudrait d'abord que Volkswagen reconnaisse ses erreurs, ce qui n'a pas encore eu lieu.»
«Nous demandons une reconnaissance publique et une réparation collective, indique Sebastião Neto. Mais pour définir cette réparation, il faudrait que nous puissions prendre la mesure du problème. Or, nous ne savons pas combien de personnes ont été victimes des exactions de Volkswagen. Il faut que l'entreprise nous ouvre ses archives.»