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TRIBUNE

En finir avec la domination de la nature par l’homme

De la Génèse à Descartes, la puissance humaine semble légitimée à avoir une emprise sur la planète. Il est urgent de rompre avec cette représentation et de rompre avec une vision productive de l’économie.
publié le 9 novembre 2015 à 20h06

Dans «The Historical Roots of Our Ecological Crisis», un article publié en 1967 dans la revue Science (1) et qui fit grand bruit, l'historien médiéviste américain Lynn White remarquait (déjà…) que la combustion de carburants fossiles menaçait d'altérer la composition chimique de toute l'atmosphère du globe avec des conséquences, soulignait-il, que nous commençons seulement à entrevoir clairement. Pointant du doigt le fait qu'en dehors de l'être humain aucune créature n'avait jamais souillé son habitat avec autant de rapidité, il s'interrogeait sur les causes de cette situation.

Laissant d'abord croire à son lecteur qu'il imputait ce comportement au progrès technique, et plus précisément à l'invention, à la fin du VIIe siècle, d'une charrue pourvue d'un nouveau type de soc, qui marquait non seulement la fin de l'agriculture de subsistance mais aussi l'avènement d'un rapport radicalement nouveau entre l'humain et le monde - un rapport d'exploitation et de domination -, Lynn White ne s'arrêtait pas en si bon chemin.

Car comment expliquer la possibilité même de telles pratiques, la diffusion de telles inventions ? Seul un changement radical dans la représentation du rapport humain-nature a rendu possible cette révolution, soutient l’historien. Quelle peut donc être la source de cette nouvelle anthropologie et même de cette nouvelle cosmologie dans laquelle l’humain ne fait plus partie de la nature, mais considère celle-ci exclusivement comme un objet à mettre en forme pour son usage ?

C'est dans le texte de la Genèse que Lynn White trouve la justification ultime du comportement prédateur et exploiteur de l'homme vis-à-vis de la Nature. Le verset 26 de Genèse 1 est pour lui sans ambiguïté : «Puis Dieu dit : faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu'il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre, et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre. […] Dieu créa l'homme et la femme. […] Et leur dit : Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, et l'assujettissez ; et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre.» Le texte biblique contiendrait donc, selon lui, les composants fondamentaux d'une vision du monde en rupture complète avec le paganisme : alors que dans l'antiquité, chaque arbre, chaque source, chaque colline avait son propre genius loci, son gardien spirituel, le christianisme aurait désacralisé le monde et permis l'exploitation de la nature.

C'est sur ce fond que pourra alors se développer une modernité déchaînée, rendue possible par cette nouvelle représentation, qu'un Bacon pourra expliquer comment extorquer ses secrets à la nature, qu'un Descartes affirmera «par la Nature, je n'entends point ici quelque Déesse, ou quelque autre sorte de puissance imaginaire ; mais que je me sers de ce mot pour signifier la Matière même», qu'un Smith donnera la recette pour démultiplier la puissance productive du travail avant qu'au XXe siècle, en une sorte d'apogée, le progrès et la puissance des Nations puissent être résumés par un seul chiffre : le taux de croissance.

L'interprétation de Lynn White, très controversée, a fait l'objet de nombreuses remises en cause : la dernière en date est celle du pape lui-même qui, dans une allusion très claire à cette thèse dans le troisième chapitre de sa fameuse encyclique Laudato Si', intitulé «la racine humaine de la crise écologique», disculpe Dieu et fait porter l'entièreté de la faute à l'humain, à la diffusion du paradigme technocratique et à l'anthropocentrisme alors qu'Adam avait été institué gardien du jardin d'Eden, ayant pour vocation de cultiver celui-ci et d'en prendre soin.

Malgré leur différend, Lynn White et le pape en appellent pour sortir de notre crise écologique à la même solution : la religion. Le premier suggère la nécessité d’une nouvelle religion, susceptible de définir un nouveau cadre de référence qui permettrait de réinscrire l’humain dans la nature et de constituer un nouveau guide pour les actions humaines. C’est la même figure qui est convoquée dans les deux textes : celle de François d’Assise, le plus grand révolutionnaire spirituel de l’histoire occidentale selon Lynn White, parce qu’il a tenté de substituer l’idée d’une égalité de toutes les créatures, l’homme compris, à celle d’une domination sans bornes de l’homme sur la création.

Avons-nous besoin d'une nouvelle religion pour promouvoir une nouvelle représentation du monde ? Non, si nous sommes capables, par notre raison - une raison qui ne serait plus réduite à sa dimension calculante, à cette rationalité purement instrumentale visant la seule efficacité dont Adorno et Horkheimer dénonçaient l'expansion et dans laquelle ils voyaient la cause du retour de la barbarie -, si nous sommes capables, donc, de comprendre qu'il nous faut désormais instaurer une manière différente de produire et de consommer, de rompre avec l'assimilation du progrès au taux de croissance et avec le productivisme et de réintroduire au cœur de nos pratiques quotidiennes de travail et de production l'attention portée aux conséquences de nos actes, comme y invitait Hans Jonas : «Vis de telle sorte que tes actions soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur terre.»

Dès les années 70, la prise de conscience des dégâts de la croissance sur le patrimoine naturel, mais aussi sur la cohésion sociale et le travail humain, était aigüe. Jouvenel rappelait déjà que si les gains de productivité sont un progrès pour le consommateur, ils peuvent aussi constituer un «regrès» pour le producteur. L’économiste Jean Gadrey, qui appelle à rompre avec l’obsession des gains de productivité et à lui substituer la recherche de gains de qualité et de durabilité, donne des clés concrètes pour y parvenir, y compris en créant des millions d’emplois durables qui permettraient la satisfaction des immenses besoins sociaux et la refondation de notre système énergétique et productif. Nous sommes capables de concevoir une anthropologie et une cosmologie permettant de promouvoir des actions visant plutôt au prendre soin qu’à la prédation. Elles exigent une rupture radicale avec l’anthropologie simpliste trop souvent en vogue dans les disciplines qui conseillent aujourd’hui les princes.

(1) «Science», Vol. 155, 1967