L'Europe va contrôler scrupuleusement ses frontières. Un contrôle serré et systématique qui concernera, et c'est la grande nouveauté, les citoyens de l'Union. «Car la menace vient de l'intérieur», rappelle une source européenne. Cette demande française a été acceptée sans trop rechigner par les vingt-sept autres gouvernements de l'Union européenne, réunis à Bruxelles en conseil «Justice et Affaires intérieures» extraordinaire. Car l'heure était grave, «ce n'est pas la France qui est attaquée, c'est l'Europe tout entière», assurait Dimítris Avramopoulos, le commissaire européen aux Affaires intérieures. Pour Bernard Cazeneuve, il fallait que «l'Europe se reprenne», pointant les failles dans le contrôle des frontières extérieures et les lacunes dans le partage d'informations entre Etats. Ce sont ces lacunes qui ont permis notamment qu'Abelhamid Abaaoud puisse faire des allers-retours entre la Syrie et l'Europe, sans être inquiété. A l'issue de la réunion, il semblait satisfait : «L'Europe est déterminée, elle s'est accordée par des décisions fortes.»
Ce que souhaitent les autorités françaises, et désormais tous les Etats européens, c'est que les gardes-frontières de toute l'Europe consultent automatiquement, pour chaque personne qui entre dans l'espace Schengen, les bases de données nationales et européennes, à commencer par la base de données Schengen, appelée SIS II (Schengen Information System). Une base qui rassemble les «alertes» lancées par les autorités de chaque pays, contre des personnes recherchées ou suspectées d'avoir commis des crimes ou délits, et que les Etats n'alimentent pas avec le même zèle.
«Un changement crucial»
Les ministres annoncent dans leur communiqué final que des contrôles «immédiats» et «systématiques» seront mis en place aux frontières extérieures de l'Union européenne. Le problème, c'est que de tels contrôles sur des ressortissants européens sont strictement proscrits par le code Schengen. Il faudra donc opérer un «changement crucial» en réformant l'article 7 du code Schengen, comme l'a annoncé Bernard Cazeneuve aujourd'hui, pour permettre «les contrôles systématiques et obligatoires». Il s'agit d'un chantier très épineux que préférait, jusqu'à présent, éviter la Commission européenne, vu le contexte tendu de ces derniers mois autour de l'application du règlement Schengen et la réintroduction de contrôles aux frontières nationales. Cette dernière a aujourd'hui revu sa position. Elle proposera dans les prochaines semaines des modifications du code. Pour une telle réforme, les gouvernements devront accorder leurs violons avec le Parlement européen qui «codécide» sur ces sujets comme sur d'autres… tout aussi brûlants. On pense ici au fameux PNR européen (passenger name record).
C'est l'autre décision prise par les ministres : instaurer un PNR européen avant la fin de l'année. Un vœu que les gouvernements faisaient déjà au lendemain des attentats de Charlie Hebdo. Ce texte sur le PNR européen divise les gouvernements et le Parlement européen depuis des années. Les Etats souhaitent harmoniser la récolte et l'analyse des données collectées par les compagnies aériennes lors de la réservation ou de l'enregistrement des vols. Une masse de données, permettant de retracer des itinéraires, de collecter des informations sensibles (téléphone, carte visa, réservation d'hôtels) voire d'anticiper des comportements suspects, pourrait être consultable. Vu que la récolte de données concerne tous les citoyens européens, la dispute est profonde entre Etats et certains élus du parlement, principalement chez les sociaux-démocrates, libéraux et verts, qui désirent protéger les données personnelles et les libertés individuelles, dénonçant le caractère intrusif d'un tel projet et souhaitant davantage l'encadrer.
Malgré leurs réserves, les députés ont repris les négociations avec le conseil (donc les gouvernements) sur ce texte en juillet après des années de blocage. Des différends persistent, sur l'ampleur de la collecte de données – le Parlement demande que les vols à l'intérieur de l'Union européenne ne soient pas concernés par le PNR contrairement aux gouvernements – ou la durée de conservation de ces données avant de les rendre anonymes (un mois pour le Parlement, un an pour le gouvernement français).
Armes à feu
La majorité des députés européens qui avaient voté leur position en juillet sont aujourd'hui sous pression pour revoir leurs ambitions à la baisse. «Aucun citoyen français ne comprendrait que l'on fasse obstacle à cet outil», a même affirmé Bernard Cazeneuve. Les gouvernements ont aussi réitéré leur volonté de mieux contrôler la circulation d'armes à feu, en ciblant notamment les Balkans. Enfin, l'importance de mieux «partager les renseignements» a été soulignée. Un domaine aux «lacunes intolérables», comme l'affirmait Etienne Schneider, vice-Premier ministre du Luxembourg.
Sur ce terrain sensible, et malgré les appels de Dimítris Avramopoulos à la création d'une agence européenne de renseignement, les Etats n'ont pas vraiment avancé. Ils rappellent qu'ils s'engagent à mieux alimenter le fichier SIS II, à davantage coopérer, notamment via le bureau européen de police, Europol, qui devrait être doté, dès le 1er janvier d'un «centre européen antiterroriste». Mais son fonctionnement dépendra des renseignements qu'il recevra, des renseignements qui, bien souvent, restent des secrets jalousement gardés par les Etats.