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Libération
TRIBUNE

Paris outragé : une ville face aux risques du monde

Procès des attentats du 13 Novembre 2015dossier
La «capitale des abominations» stigmatisée par Daech, c’est la métropole cosmopolite, qui offre justement des ressources majeures pour inventer une nouvelle modernité. La ville européenne, modèle de vivre ensemble ?
Hommage à Paris, à Berlin, le 15 novembre. (Photo Markus Schreiber. AP)
par Jacques Lévy et Michel Lussault
publié le 22 novembre 2015 à 19h06

Le peuple de Paris, aujourd'hui comme le 11 janvier, a fait savoir qu'il est blessé mais bien vivant : fluctuat nec mergitur. Cet événement vient de l'extérieur, mais il ne se produit pas par hasard. Pour le comprendre, il faut aussi considérer l'état de la société française et la conjoncture mondiale. En Ile-de-France, qui produit 30 % du PIB français, la région ne dispose que moins de 1 % du PIB pour lutter contre les injustices créées à la fois par l'Etat central (à travers un système scolaire parmi les plus inégalitaires) et par les communes, qui ont organisé depuis des décennies les ségrégations intra-urbaines. Dans l'aire urbaine de Paris, les pauvres sont encore plus pauvres qu'ailleurs, et ce sont les couches populaires qui prennent de plein fouet le coût supplémentaire du métabolisme métropolitain, en particulier par le prix foncier, qui pèse sur tous les budgets des habitants. Or, depuis vingt ans, qu'on le rencontre en banlieue parisienne ou dans d'autres périphéries urbaines, le profil type du terroriste se confirme : le plus souvent jeune garçon issu des banlieues populaires, d'origine étrangère, en échec scolaire, immergé précocement dans un univers de trafics et de délinquance. Il est d'abord le produit de l'effondrement du monde ouvrier, un événement qui touche tout autant leurs antagonistes apparents, les «Français de souche», souvent eux aussi d'origine étrangère, et ayant obtenu de justesse, et sans garantie de durée, leur ticket d'entrée dans la «classe moyenne».

Il faut écouter ces jeunes garçons violents et ces périurbains irascibles, mais on ne pourra pas leur promettre de revenir en arrière, au monde industriel et à la nation autosuffisante, au travail peu qualifié et la distribution étatique illimitée de biens privés. L'enjeu, c'est la sortie de cet univers. La «capitale des abominations et de la perversion» stigmatisée par Daech, c'est la métropole cosmopolite, qui offre justement des ressources majeures pour inventer une nouvelle modernité. Face à leurs adversaires - les sociophobes urbicides qui prônent un monde de l'entre-soi, de méfiance envers tous et de haine du monde -, les 130 martyrs du 13 novembre sont notre fierté et notre boussole. Ils forment un bel échantillon d'une société francilienne créative, mélangée et ouverte, porteuse d'avenir.

Les attentats du 13 novembre sont aussi la conséquence d'un moment du monde. L'invasion de l'Irak par George W. Bush a eu de terribles conséquences : d'abord, en ostracisant les sunnites, elle a engendré un cycle de violences communautaires et posé les bases d'un soutien populaire à l'«Etat islamique» ; ensuite, en délégitimant, auprès de ses concitoyens et du monde, toute intervention américaine, il a rendu impossible une nouvelle action, qui aurait été autrement plus légitime, pour empêcher Bachar al-Assad de massacrer son peuple, poussant ainsi nombre de Syriens dans les bras des islamistes radicaux. La lente inflexion, hautement souhaitable, de la politique étrangère française vers une approche «idéaliste» visant à introduire des valeurs politiques dans les rapports mondiaux a eu pour effet provisoire de la surexposer alors que son allié américain se trouvait politiquement désarmé. Le maintien du régime criminel syrien permet l'émergence d'une Russie régressive et l'essor de Daech, qui possède des ressources quasi étatiques pour franchiser des attaques dans d'autres régions et pour imposer, par la mise en scène de l'horreur, son leadership sur les mouvements terroristes islamistes. Ces années perdues sont l'autre cause des assassinats politiques (Charlie Hebdo, le 7 janvier) et des crimes contre l'humanité (Paris, le 13 novembre). Même si demain, les nuages s'éloignent, la France ne sera qu'une composante de l'alliance mondiale pour la liberté et l'égalité. La société française est frappée parce qu'elle est partie prenante d'un engagement politique mondial juste mais périlleux, elle l'est aussi parce qu'elle produit en son sein, par sa difficulté à construire un projet de développement fédérateur, un vivier de criminels barbares. En fait, la France ne pourrait s'en sortir seule qu'en se refermant et en enfouissant sa tête dans le sable.

Face à cette double crise, l’Europe offre un double recours. D’abord, elle doit protéger ses citoyens et promouvoir les valeurs d’émancipation qu’elle incarne, y compris, quand c’est nécessaire, par la force légitime : accueillir les réfugiés, tenir les frontières, assumer la «responsabilité de protéger», pourchasser les terroristes, combattre les mouvements totalitaires, promouvoir un monde juste, autrement dit faire de l’Europe un acteur politique (c’est-à-dire postgéopolitique) mondial qui s’assume comme tel.

L’Europe, ce devrait être aussi le lieu d’un grand chantier, avec un objectif simple : réconcilier la société avec son futur. L’école doit être refondée, et il existe sur le continent de nombreuses bonnes pratiques qui peuvent inspirer la réforme. Le système productif doit être réorganisé pour faire de l’Europe un pôle innovant en prise avec les défis mondiaux tout en bénéficiant d’une régulation solide. Les villes européennes, qui inspirent l’urbanisme partout dans le monde, offrent un modèle de vivre ensemble à renforcer et à enrichir. La force pacificatrice de l’Etat-providence à l’européenne doit être préservée mais adaptée à une société d’individus-acteurs. La culture, qui fait la force de l’Europe, doit être reconnue comme ciment de la vie sociale. En matière de drogue, alors que les politiques prohibitionnistes ont installé une criminalité de masse des adolescents et l’omniprésence des armes dans certains quartiers populaires, une nouvelle approche non dogmatique de lutte contre la toxicomanie doit se faire jour. Sur tous ces points, les Européens peuvent et doivent avancer ensemble.