Ce sont les «éléphants dans la pièce» des négociations climatiques. De gros pachydermes pourtant oubliés. Comme s'ils étaient transparents. Ces mastodontes, ce sont les émissions de gaz à effet de serre (GES) de l'aviation internationale et du transport maritime. Lesquelles représentent pas moins de 8 % du total des émissions mondiales, soit l'équivalent de celles du Royaume-Uni et de l'Allemagne. Problème : elles n'ont jamais fait l'objet de régulations. Ce qui en fait les seuls secteurs de l'économie internationale non contraints de promettre une réduction de leurs émissions. Depuis février, l'UE (par ailleurs d'un silence assourdissant dans cette COP 21) et certains pays vulnérables au changement climatique, comme les îles Marshall, poussaient pour renverser la table. Et faire en sorte que les émissions de ces pollueurs majeurs soient incluses dans le projet d'accord de Paris.
Las, après plusieurs allers-retours, les négociateurs avaient à nouveau renoncé à le faire mercredi. Cette proposition réapparaîtra-t-elle d'ici le deal final ? Certes optionnel, le paragraphe disparu aurait - au moins - encouragé les Etats à «limiter ou réduire» les émissions de GES de ces secteurs, en «travaillant via» deux agences onusiennes, l'Organisation de l'aviation civile internationale (OACI) et l'Organisation maritime internationale (OMI), «avec pour objectif de se mettre d'accord sur des mesures concrètes» de régulation des émissions. Ce que ces agences - très liées à l'industrie - ont royalement snobé jusqu'ici. «Cela serait enfin allé au-delà des mesures d'"écodesign" et d'efficacité énergétique fondées sur le volontariat et qui étaient les seules proposées à ce jour par l'OMI», décrypte Antidia Citores, de l'ONG Surfrider Foundation.
Vitrine
Le monde du transport aérien - qui lui aussi vante ses efforts sans réellement agir -, dénoncent les ONG, s'est toujours battu contre toute idée de taxation du carbone ou du kérosène. Comme tant d'autres, ce lobby est omniprésent au Bourget (Seine-Saint-Denis) : l'Association internationale du transport aérien (Iata), sa vitrine officielle, assure que la convention climat ne peut concerner l'industrie aérienne, qui a son propre organe, l'OACI, donc. Et qu'elle aura son propre deal sur le sujet, basé sur des mécanismes de marché plutôt que des taxes. «Le secteur aura lâché 116 milliards de dollars [environ 106 milliards d'euros, ndlr] de taxes diverses en 2015», estime ainsi Iata. Mais ces taxes n'alimentent pas la lutte antiréchauffement. Et affirmer que le secteur multiplie les plans sur l'efficacité énergétique ne suffit pas. «Il est plus que jamais urgent d'instaurer une norme contraignante sur les émissions de CO2 des avions», insiste Lorelei Limousin, du Réseau Action Climat (RAC). Ne pas inclure l'aviation et le maritime dans l'accord de Paris risque de «saper mortellement la perspective de maintenir le réchauffement climatique sous les 2°C», se sont illico alarmées mercredi les ONG Transport & Environment (T & E) et Seas at Risk. Sans action spécifique dans ces secteurs, les émissions du maritime pourraient augmenter de 250 % et celles de l'aérien de 300 % d'ici à 2050. Ce qui signifie qu'à eux deux, ces secteurs pourraient représenter presque 40 % des émissions mondiales en 2050…
«Que ces secteurs s'en sortent et quittent Le Bourget sans taxe et sans objectif, ce serait insensé. Si on les oublie, on oublie la raison même pour laquelle nous sommes tous ici», rappelle Andrew Murphy, de T & E. Il pointe le «silence» des Etats-Unis, «de loin le plus gros émetteur de GES dus à l'aviation, avec environ un quart des émissions mondiales de ce secteur». «S'ils veulent vraiment un accord ambitieux comme ils le prétendent, les Etats-Unis doivent sortir de leur silence sur ce sujet», insiste-t-il.
Jeudi, les jeux n'étaient pas encore faits. En face des pays qui bloquent, comme les Etats-Unis mais aussi Singapour, l'UE et les îles Marshall ont tenté de réintroduire le paragraphe sur le transport international. Dès mercredi, Miguel Arias Cañete, commissaire européen à l'Energie et au Climat, s'était ému de la situation auprès de Reuters : «Je ne sais pas qui a fait sortir [ce paragraphe du texte] mais nous nous battons pour qu'il soit réintégré.» Même si en fait, on sait un peu. «Toutes les causes essentielles qui ont un champion pour les défendre continuent à exister dans le texte, estime Celia Gautier, du RAC. Mais voilà, sur le transport aérien, la Chine et les Etats-Unis ne veulent pas entendre parler de réglementations financières. Et sur le maritime, les îles en sont très tributaires alors que ce sont les plus vulnérables au changement climatique. Résultat, à part la Suisse, qui est sortie timidement du bois sur le sujet, le truc est passé tranquillement à la trappe.»
«Schisme»
Au-delà de l'épisode, c'est l'idée même de la mondialisation qui revient dans la négociation climat. Avec ce paradoxe : comment construire un accord qui demande, comme en appellent les chefs d'Etat, Obama et Hollande en tête, qu'on repense nos modes de production et nos modèles de croissance quand on s'efforce à tout prix de préserver certains secteurs, comme celui du transport aérien et maritime. D'un côté, donc, le commissaire européen s'étonne que ces derniers aient pu être épargnés et assure qu'il va tout faire pour refaire apparaître ce paragraphe. De l'autre, «l'UE appelle ses membres à ne prendre aucun engagement qui remettrait en question le principe supérieur de libre circulation des biens et des flux financiers», dénonce Amélie Canonne, de l'ONG Aitec. Du coup, l'impérative préservation des règles commerciales empêche concrètement l'avancée des négociations climat sur un certain nombre de points précis. Comme celui-là, hautement symbolique. «Cela montre le schisme qui existe entre la bulle des négociations et la globalisation économique et financière», note Maxime Combes, économiste membre d'Attac. «La disparition du transport international maritime et aérien de l'accord est une nouvelle démonstration que l'urgence des ruptures de modèle de développement à engager se fracasse trop souvent sur le renoncement des Etats à rompre avec des lobbys économiques très puissants», confie de son côté Yannick Jadot, eurodéputé Europe Ecologie-les Verts.
Reste un espoir : certains, au sein même de l'industrie, ont compris l'intérêt de changer de paradigme. Ainsi, l'armateur danois Maersk, numéro 1 mondial des porte-conteneurs, pousse-t-il lui aussi pour une réintroduction du paragraphe dans l'accord. Sincère ? «Certains sont plus intelligents que d'autres, veut croire Andrew Murphy. Ils ont compris que l'image du transport maritime pâtirait du fait de bénéficier de tels privilèges. Et qu'ils avaient intérêt à s'adapter dès aujourd'hui au changement climatique.» Cela n'empêche pas pour autant Maersk d'être présent dans la prospection pétrolière et gazière. Pas vraiment climatocompatible.