«Appelle-moi Franck. Je préfère utiliser un faux nom. Parce que j’ai peur. Je crains qu’ils me trouvent. Ils cherchent. Tout le monde est soupçonné ici. Qui sont « ils » ? Et où est « ici » ? Qui est « tout le monde » ? Appelle-moi Franck, j’ai 26 ans. Je vis dans un quartier dit « populaire » de Bujumbura, la capitale du Burundi. Ne me demande pas à quelle ethnie, hutue ou tutsie, j’appartiens. Ça n’a pas d’importance. Je suis juste burundais.
«J’ai clos mon enseignement secondaire il y a quatre ans avec un diplôme de « gestion » en main. Ma mère était si heureuse. Un diplôme vaut une fortune ici. Nous vivons à trois dans notre maison : ma mère, mon petit frère et moi. Papa nous a quittés quand j’avais 3 ans. Maintenant que je suis « grand », je prends les responsabilités d’un père de famille. Il ne m’a pas fallu longtemps avant de trouver un travail comme comptable. Je suis chanceux, une chance qui n’est pas donnée à tout le monde au Burundi. Chaque matin, je quitte la maison. Je m’assois à l’arrière d’un taxi-moto pour aller travailler dans un autre quartier de Bujumbura. Mon petit frère va à l’école primaire. Il peut s’y rendre à pied.
«La devise de ma mère : Never give up ! Haha, c’est vraiment la seule phrase qu’elle sait prononcer en anglais. Never give up ! Et je ne renonce jamais. La phrase est gravée dans ma tête, dans mon cœur. Je suis un fonceur. Je suis persévérant. La semaine, je travaille au bureau. Les week-ends, je les passe à l’université. Le soir, je chausse les crampons pour jouer au football ou je sors mon ballon de basket et joue avec les amis sur un terrain du quartier.
«Malheureusement, j’aurais dû écrire les lignes précédentes au passé. Malheureusement, tout a changé depuis que le président Nkurunziza a voulu braver ce troisième mandat [lequel est interdit par la Constitution, mais Pierre Nkurunziza est passé en force fin juillet malgré plusieurs mois de manifestations réprimées dans le sang, ndlr].
«On les retrouve, souvent à l’aube, dans les fossés»
«En si peu de temps, le paradis a tourné à l’enfer. Faire de la politique n’est pas vraiment mon truc, mais j’y suis quotidiennement confronté avec les conséquences de ses actes à lui. Vous ne pouvez pas rester neutre. Pour se maintenir au pouvoir, il ne craint rien ni personne. D’autres grands dirigeants (François Hollande, Barack Obama, le pape François…) l’ont supplié de ne pas briguer ce troisième mandat. Mais l’homme n'écoute personne, sauf lui-même, ses disciples et ses complices. Il manipule tout ce monde. Il est lui-même aussi manipulé par son entourage. Il a démoli les médias libres [en les détruisant matériellement et en contraignant les journalistes indépendants à l’exil, ndlr], pour que seules sa parole et celle du gouvernement circulent.
«Ça s’appelle alors « la version officielle ». Les journalistes sont menacés et parfois éliminés. Nkurunziza forme et approvisionne les jeunes en armes, ces Imbonerakure qui sont extrêmement dangereux. Armés, ils sillonnent les quartiers à la recherche des opposants au troisième mandat. Ils les dénoncent, ils les tuent. Quotidiennement, il y a des victimes. On les retrouve, souvent à l’aube, dans les fossés. Ils sont morts. Parfois, des jeunes innocents sont enlevés et remis aux tortionnaires opérant dans des uniformes de la police.
«Qui sont « ils » ? Ceux-ci sont les Imbonerakure, les jeunes milices en uniforme. Souvent la police est complice. Ils sont les chasseurs de la partie de chasse aux opposants. Dans le quartier de Musaga, les habitants, opposés au Président, se sont armés afin de repousser la police. Je vis dans un des « mauvais quartiers ». Beaucoup de jeunes du coin ont participé aux manifestations contre le troisième mandat. C’est pour cette raison que notre quartier est visé. Nous sommes punis pour cette révolte. Notre quartier est régulièrement encerclé. Personne ne peut alors rentrer ni sortir. Nous y sommes parfois bloqués durant plusieurs jours. L’enfant ne peut pas aller à l'école. Le malade ne peut pas aller à l’hôpital. Il n’y a pas moyen de s’acheter de la nourriture.
«Suivent les arrestations, surtout les jeunes gens»
«Les maisons sont fouillées. Souvent nous sommes rackettés et nous sommes dépouillés de notre argent. Suivent les arrestations. Surtout les jeunes gens, au désespoir de leurs parents. Personne ne sait où ils sont conduits. Personne ne sait s’ils vont revenir vivants. Pères et mères pleurent. Nous sommes impuissants face à cette terrible injustice.
«Les habitants du quartier montent des barricades. Plus moyen de trouver un taxi-moto pour me conduire au travail. Devant les barrages, il faut discuter et palabrer pour pouvoir sortir. Je suis parfois obligé de rentrer chez moi. Je suis parfois obligé de payer. Les habitants de mon quartier ne veulent pas que les voisins partent. Certains en profitent pour gagner un peu d’argent en exigeant un « droit de sortie » (de l’argent).
«Et quand il fait noir, il vaut mieux rentrer vite et rester à la maison, les portes fermées. Il faut espérer que la nuit reste calme. Ce n’est souvent pas le cas. La nuit tombe, tout comme les grenades. J’entends crépiter les mitraillettes. Tak, tak, tak ! C’est le bruit que fait la kalachnikov. Ma maman, le petit frère et moi, nous avons très peur. Nous voulons sortir de là !
«Je traverse régulièrement la frontière pour me rendre à Kigali [la capitale du Rwanda, ndlr]. Mon petit frère doit aller à l'école. Malheureusement, je reviens sans bonne nouvelle. Ce voyage est très risqué. Le gouvernement burundais accuse le pouvoir rwandais d’abriter des rebelles et des insurgés burundais, des putschistes sur son sol. Le transport et les voyageurs circulant entre le Rwanda et le Burundi sont ciblés, surveillés et fort contrôlés.»
Massacres à huis clos
«La mort a son hashtag au Burundi», lançait dimanche midi un internaute en relayant sur Twitter la création de #1212massacre, en référence à une date qui marquera les esprits dans ce petit pays de l’Afrique des Grands Lacs. Le 12 décembre, en effet, la répression (amorcée la veille) s’est abattue avec une violence inouïe dans les quartiers jugés «contestataires» aux yeux du président Pierre Nkurunziza. Plus d’une centaine de victimes auraient été recensées. Libération a reçu depuis vendredi des dizaines de photos de cadavres jonchant les rues de la capitale Bujumbura. Un grand nombre de victimes a les mains liées dans le dos, contredisant quelque peu le discours des autorités qui prétendent combattre des «insurgés». Depuis plus de six mois, le Burundi est en pleine dérive.
L’homme fort du pays, qui avait annoncé en avril son intention de se représenter pour un troisième mandat, affronte une mobilisation populaire. Et même si les manifestants n’ont pu empêcher la réélection de Nkurunziza en juillet, la situation ne s’est jamais apaisée. Les massacres de ce week-end, en réponse à l’attaque de trois camps militaires vendredi, ne sont que le dernier épisode sanglant d’une logique mortifère. Face à la répression aveugle, une partie de l’opposition, contrainte de vivre cachée ou en exil, a visiblement choisi de basculer vers la rébellion armée. Mais le pouvoir, tout en niant la gravité de la situation, réagit par des rafles massives, frappant en priorité des hommes jeunes et souvent tutsis. Depuis la fin d’une guerre civile à forte connotation ethnique au début des années 2000, l’identification hutue ou tutsie avait pourtant disparu du discours politique. Beaucoup redoutent aujourd’hui qu’un pouvoir à bout de souffle tente de réveiller les braises des haines ethniques. Sur les réseaux sociaux, les appels au secours relaient aussi les appels à la vigilance afin de ne pas céder au réveil de ces démons-là. Car au Burundi, comme ailleurs, l’information est le nerf de la guerre. De SOS Médias Burundi (un groupe de journalistes courageux et non d’opposants, comme l’avait écrit par erreur Libération) aux messages de simples citoyens qui s’efforcent d’alerter le monde extérieur sur le massacre à huis clos en cours, la tragédie burundaise ne peut plus être ignorée.