«Ce fut un débat en noir et blanc qui nous ramène au siècle précédent. Un débat où les deux candidats semblaient attrapés par le passé. Ce fut l'acte de décès d'une époque.» Sur la chaîne privée Sexta, peu après le bras de fer télévisuel opposant lundi les deux favoris des législatives de dimanche prochain, le conservateur Mariano Rajoy et le socialiste Pedro Sanchez, c'est avec ces propos, et un large sourire, que le leader de Podemos, Pablo Iglesias, réagissait au débat. Un large sourire, car depuis la fin du franquisme, jamais les Espagnols n'avaient assisté à une confrontation aussi rude, âpre, haineuse entre deux candidats.
«A vomir»
Agressif, corrosif, n'hésitant pas à attaquer le chef du gouvernement à la jugulaire, le bouillant Pedro Sanchez ne s'est pas contenté de lui reprocher les scandales de corruption entachant sa formation politique (le Parti populaire, PP), «la précarité dans l'emploi», «la fin des bourses d'études» ou les «coups de ciseaux dans les budgets de santé et d'éducation». Droit dans les yeux, il l'a aussi qualifié de «personne indécente» qui aurait dû démissionner il y a deux ans : une référence aux déboires judiciaires de l'ancien trésorier du PP, Luis Bárcenas, longtemps adoubé par Rajoy, et que la justice poursuit pour ses millions d'euros sur des comptes en Suisse. A cette insulte, le chef du gouvernement a répondu : «Je suis un politique honnête et propre. Votre propos est misérable, vil et à vomir.»
Cet extrait, repris par l'ensemble des médias, fut le climax d'un face-à-face belliqueux où, se croyant sur un ring de boxe, les deux adversaires cherchaient visiblement le K.-O. de l'autre. «Amer», «tendu», «désagréable», ce sont quelques-uns des qualificatifs utilisés par les observateurs au lendemain du débat dont l'objectif était de fixer les positions avant le rendez-vous électoral de dimanche.
Comme le manifeste l'ample sourire de Pablo Iglesias, cette véhémence cacophonique fait les affaires des deux partis émergents de cette campagne : Podemos («Nous pouvons»), la formation de gauche radicale dirigée par Pablo Iglesias, le politologue à la queue-de-cheval, et Ciudadanos (Citoyens), centriste et libéral, emmenée par un autre trentenaire portant beau, Albert Rivera. Ce dernier, aussi, se frottait les mains au terme du débat : «Je crois que l'Espagne mérite vraiment un autre type de face-à-face, une discussion apaisée et constructive, et non pas, comme on l'a vu, un combat de coqs dans la fange.»
De l’avis général, les deux vainqueurs ont été paradoxalement les deux absents de ce débat, Albert Rivera et Pablo Iglesias. Pourquoi ? Parce que le duopole, le bipartisme, est obsolète en Espagne. Jusqu’alors, et depuis le début de l’ère démocratique, en 1979, le Parti populaire et le Parti socialiste, le PSOE (les seuls à avoir gouverné l’Espagne, souvent à la majorité absolue) accaparaient environ 80% des suffrages. Or, à la faveur de la crise économique de 2008 et de la colère sociale contre l’austérité, Ciudadanos et Podemos ont émergé de façon spectaculaire.
Fin d’époque
Selon l'institut de sondage Sigma Dos, le PP et PSOE n'auraient plus la préférence que de 47% des votants, contre 38% pour les deux nouveaux venus. «Les temps ont radicalement changé, souligne le politologue Enrique Gil Calvo. Les Espagnols ne veulent plus d'hégémonie, mais une diversité de formations dont les alliances garantissent les valeurs et les piliers de l'Etat-providence. C'est pourquoi, oui, en quelque sorte, ce débat a quelque chose de crépusculaire. Il marque la fin d'une époque, celle dominée sans partage par un numéro de duettistes.»
L’opposition entre Pedro Sanchez et Mariano Rajoy a toutefois permis de mettre en lumière les forces et faiblesses de chacun. L’actuel chef du gouvernement, qui ne s’est pas privé d’offrir à satiété des données macro-économiques, a bombé le torse grâce à la lente récupération économique de l’Espagne : au bord de la banqueroute en 2011, objet d’un repêchage européen de ses banques malades à hauteur de 40 milliards d’euros, le pays s’est redressé en réduisant de moitié son déficit public, en infléchissant la courbe du chômage (de 27% à 23,6%) et en parvenant à un excédent de la balance commerciale.
En face, Pedro Sanchez a usé de sa destructrice dialectique pour dénoncer la corruption (notamment l’enrichissement illicite de Rodrigo Rato, ex-mentor économique du PP et ancien directeur du Fonds monétaire international), l’énormité de la dette publique et l’extrême précarité de l’emploi (90% des contrats actuels sont à temps partiel ou à durée déterminée). Espérant bien tirer les marrons du feu ce dimanche de ces faiblesses du parti au pouvoir, Pablo Iglesias et Albert Rivera s’unissent aux critiques socialistes. Mais avec le précieux avantage de leur virginité politique.