Deux tentes blanches encadrent le stade de football. Devant les entrées, les hôtes forment une haie d’honneur pour les invités et leur serrent la main un par un. A Gharyane, l’une des principales villes du djebel Nefoussa, dans le nord-ouest de la Libye, on ne badine pas avec les coutumes. A la tribune, les orateurs ont pris soin d’annoncer leurs origines tribales et géographiques avant de commencer. Des dizaines d’intervenants se succèdent, le discours reste le même : seuls les Libyens peuvent régler le chaos de la Libye.
Sur la pelouse synthétique du stade, entre les chevaux d'apparat rappelant le passé guerrier de la cité et un groupe d'hommes qui prient, Toufik Labidi résume : «Ces réunions de tribus sont plus utiles au pays que les discussions qui se déroulent hors de Libye. Il faut se débarrasser des deux parlements existants et mettre en place un gouvernement uni, mais pas celui de l'ONU.» Ce Libyen vit à Tripoli, mais sa tribu Obeidat est originaire de Tobrouk, en Cyrénaïque, la région orientale. Fort de cette double appartenance, il pense exprimer ce que ressentent les Libyens des deux bords, ceux qui soutiennent l'autorité de Tripoli et ceux qui se rangent derrière le pouvoir installé à Tobrouk, celui qui était reconnu par la communauté internationale jusqu'à la mi-novembre.
Défiance ENVERS L’ONU
A plus de mille kilomètres au nord, à Rome, Martin Kobler, le chef de mission des Nations unies en Libye, croit fermement l'inverse. Lors de la conférence du 13 décembre portant sur la sortie de crise, il assure alors qu'«il y a un large consensus sur le fait que c'est seulement via la signature rapide de l'accord politique libyen [sous l'égide de l'ONU] que le pays peut se réunifier.»
La présence dans la capitale italienne des vice-présidents des deux assemblées rivales, Emhemed Chouaïb pour la Chambre des représentants (CdR, modérée) à Tobrouk et Salah al-Makhzoum pour le Congrès général national (CGN, conservateur) basé à Tripoli, appuyait ces dires. Ce mercredi (ou jeudi si les participants n’arrivent pas à temps), la signature de cet accord doit intervenir à Skhirat au Maroc, là même où la plupart des discussions ont eu lieu. Pour les défenseurs du texte, il s’agit de boucler la boucle après plus de quatorze mois de pourparlers ; pour ses contempteurs, ce retour à Skhirat montre que l’ONU tourne en rond.
«La conférence de Rome, c'est de la merde, lâche froidement Abdoulkader Hueli, député du CGN. En l'état, leur gouvernement d'union nationale ne s'installera jamais dans la capitale, sauf si l'ONU veut la guerre.»Elu à la CdR, Ali Tekbali, qui se situe à l'autre extrémité de l'échiquier politique, réagit comme son adversaire, mais en des termes plus choisis : «Si Kobler pense forcer l'installation du gouvernement national, il a tort. Nous avons besoin du soutien de l'ONU, mais il faut laisser une dernière chance au dialogue intra-libyen.»
L’accord des Nations unies prévoit la formation d’un gouvernement d’union nationale dans les quarante jours suivant la signature, qui doit avoir lieu le 16 décembre. Le pouvoir législatif serait divisé entre la Chambre des représentants et un Conseil d’Etat, issu du Congrès général national, qui ferait office de Chambre haute. Un Conseil présidentiel, dirigé par le Premier ministre Faiez Serraj (originaire de Tripoli) et composé de cinq vice-Premiers ministres et de trois ministres d’Etat, pourrait être validé. Toutes ces institutions devraient travailler dans la capitale historique.
Une feuille de route qui réussit à coaliser contre elle une bonne partie des deux camps. Lors de l’annonce du texte, le 8 octobre, Bernardino Leon, le prédécesseur de Martin Kobler, avait égrené une liste de noms pour les différents postes. Elle est rejetée par les faucons de Tobrouk et de Tripoli.
Avec des personnalités comme Ahmed Maitig en vice-Premier ministre et Abderrahman Sewehli en président du Conseil d’Etat, les premiers craignent une mainmise de la puissante ville de Misrata, principal soutien de l’autorité de Tripoli. Les autres ne veulent pas que Khalifa Haftar, ancien général sous Kadhafi et bras armé de la CdR, puisse exercer une fonction officielle à l’intérieur du pays et que cela soit écrit noir sur blanc. Surtout, outre leur ambition de sortir de la paralysie libyenne, les Occidentaux poussent à la mise en place de ce gouvernement d’union nationale car il serait à leur main et accepterait plus facilement le bombardement des sites de l’Etat islamique dans le pays.
Impensable pour Moustafa. Ce combattant d'Aube libyenne, coalition de brigades qui soutient le CGN, manie la kalachnikov mais s'en tient à un simple Beretta quand il accueille, en civil, à Tripoli. Père de famille, il vient de finir de construire sa maison et sa femme d'accoucher d'un quatrième enfant. Pourtant, Moustafa n'hésitera pas à reprendre son fusil : «Leur accord politique ne nous concerne pas. Les gens de Zintan [ville de l'ouest libyen ralliée à Tobrouk, ndlr] ont détruit mon village à Kikla [dans le djebel Nefoussa] l'année dernière. Nous voulons nous venger.» Seul un ordre venu du Conseil des Anciens de Kikla le ferait abandonner les armes. Ces Sages étaient présents sous la tente à Gharyane.
La communauté internationale est bien consciente du danger. Les émissaires chargés d’assurer le retour de l’ONU ne sont d’ailleurs pas étrangers aux travaux de renforcement de l’hôtel Corinthia à Tripoli, qui pourrait accueillir la mission des Nations unies : un portail est en cours de construction et les murs d’enceinte ont été rehaussés de plusieurs dizaines de centimètres. Le lieu avait été la cible d’une attaque le 27 janvier, revendiquée par le groupe Etat islamique, dans laquelle dix personnes avaient été tuées.
Le refus de l'accord de l'ONU tient à la méfiance vis-à-vis d'une ingérence étrangère dans les affaires du pays, mais aussi du «Leon-gate» : le journal britannique The Guardian avait divulgué, en novembre, une série de mails datant de cet été, échangés entre Bernardino Leon et le ministre des Affaires étrangères des Emirats arabes unis. Le diplomate y négociait sa nomination à la tête de l'Académie diplomatique du pays. Or, à cette période, les discussions battaient leur plein et les Emirats, alliés du Parlement de Tobrouk, étaient parties prenantes. A Tripoli, les caricatures de Bernardino Leon, représenté comme un vendu à la solde des Emirats, se sont multipliées, jetant le discrédit sur les Nations unies. Aux alentours de la place des Martyrs, dans le centre-ville, les passants peuvent contempler des affiches représentant cet homme barrées d'une croix rouge sanguinolente.
Rencontre parallèle
L'absence de consensus, l'impossibilité de s'installer à Tripoli et les accusations envers Leon : tous ces arguments sont repris par l'ONG International Crisis Group (ICG) pour mettre en garde contre le gouvernement d'union nationale, qui risque d'être un projet «mort-né».
Profitant des faiblesses du plan de l'ONU, des opposants des deux assemblées s'étaient réunis à Tunis et avaient annoncé, le 6 décembre, un nouvel accord en opposition à celui des Nations unies. Le texte, très flou, qui prévoit un comité de dix membres (cinq de chaque Parlement) pour nommer un Premier ministre et deux vice-Premiers ministres, n'est pas de nature à régler les problèmes du pays. Mais il pouvait provoquer une rencontre inédite. Nouri Abou Sahmein, le président du Congrès général national et son homologue de Tobrouk, Aguila Salah Issa, qui s'opposent au plan de l'ONU, se sont rencontrés mardi soir à Malte, ce qui pourrait brouiller le succès de la signature de l'accord des Nations unies. Un tel entretien entre les deux chefs des assemblées ennemies constituerait une première. Mais de celles dont l'ONU se serait bien passée.