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Libération
Interview

«Daech a une capacité d’attraction infiniment plus importante que celle d’Aqmi»

Pour le chercheur Emilio Manfredi, l'Etat islamique peut, depuis ses bases en Libye, rayonner sur toute la région, jusqu'au Niger, particulièrement menacé.
Image des troupes de l'organisation Etat islamique dans la ville de Syrte, en Libye, diffusée par leur média de propagande, Welayat Tarablos, le 18 février 2015 (Photo AFP)
publié le 16 décembre 2015 à 9h42

Aujourd’hui chercheur indépendant italien, Emilio Manfredi, ancien d’International Crisis Group (ICG), est un spécialiste du sud-libyen. Il est intervenu en novembre au Forum de Dakar sur la paix et la sécurité en Afrique, sur les réseaux jihadistes en Libye. Il revient sur le phénomène d’ancrage de l’Etat islamique (Daech) sur la bande maritime libyenne.

Comment Daech a pris position sur cette zone du littoral libyen ?

A moyen terme, la seule force capable d’exploiter une situation de chaos à son profit, ce sont les jihadistes. On parle de la constitution de ces groupes mais je trouve que l’on fait l’impasse sur les populations qui en sont captives. Ces populations juvéniles sont utilisées par les réseaux criminels comme main-d’œuvre servile. Elles n’ont aucune alternative car les forces qui se sont installées sont extrêmement puissantes. Les anciens leaders communautaires sont affaiblis et ne constituent plus une force de contrepoint, y compris religieuse. On se trouve, dans la zone de Derna-Syrte, notamment, avec un proto-Etat installé dans une zone littorale face à la Calabre. Un proto-Etat au fond pas si différent de celui instauré en 2011 au Nord Mali.

En Libye, ce proto-Etat est constitué de plusieurs groupes «tribaux-criminels» qui ont des relais économiques importants dans la sous-région et qui s’appuient sur des éléments pas forcément libyens. Ces derniers sont capables de faire transiter de grandes quantités d’argent, de se procurer des armes, de nouer des relations avec d’autres groupes, le temps de monter une attaque à l’extérieur de leur zone d’influence.

Pourquoi Derna et Syrte ?

La question serait plutôt : c’est quoi Daech en Libye ? Qui est derrière cette force si puissante ? Selon les témoignages que j’ai pu recueillir et les sources avec lesquelles je suis en contact dans le pays, Daech s’est aussi structuré autour d’une forte présence d’éléments étrangers. Il y a beaucoup de Tunisiens associés à différentes mouvances jihadistes locales extrêmement radicalisées et aussi à des kadhafistes en déshérence, souvent couplés à des forces tribales proches de l’ancien Guide. Ces forces kadhafistes ont compris la carte politique qu’il y aurait à jouer.

Ce n’est pas toutefois un calque de la structure de Daech en Irak-Syrie, où des ex-officiers baasistes ont encadré, et encadrent, un appareil militaire. Ces anciens kadhafistes cherchent des alternatives pour rentrer dans le jeu et Daech serait une sorte d’aubaine. Le plus pratique pour eux, c’est de se réaligner dans une structure comme celle qu’incarne Daech avec, en échange, l’ambition de pouvoir garder une influence dans certaines zones tribales qui étaient acquises au Guide.

Ce ne sont pas des figures centrales de l’ancien pouvoir mais plutôt des acteurs de second plan. Ce n’est pas une force structurée comme en Irak-Syrie mais en revanche, il est probable que l’apport de certains kadhafistes a permis de consolider, notamment à Syrte, un appareil militaire local.

Que pensez-vous des «interconnections» possibles entre ces différents groupes présents dans la région sahélienne ?

Je suis assez réservé. On parle beaucoup de la présence, par exemple, d’une brigade noire de Boko Haram, de 100-150 éléments, qui serait sur zone à Syrte. Je crois plutôt à des éléments qui viendraient du Mujao [mouvement intégriste apparu au Mali en 2012], voire d’éléments en provenance de l’Afrique de l’Ouest auxquels se sont aussi greffés des éléments nigérians. Ou même d’anciens mercenaires sahéliens présents en Libye dans diverses factions sous Kadhafi et qui se sont reconstitués sous la bannière de Daech, car leur univers naturel, c’est la clandestinité, et leur moyen de subsistance, c’est la guerre.

Mais ces opérations logistiques dans la sous-région entrent en concurrence avec les réseaux d’Al-Qaeda, notamment Aqmi, toujours en place. On a deux réseaux avec une grande animosité entre les deux entités. Il existe des interconnections, mais de circonstance : un groupe a besoin d’armes, l’autre de véhicules, un a besoin de protéger un convoi de drogue, ou d’une compétence, par exemple d’ingénieur en pétrole.

Ce cas de figure n’est pas que libyen : c’est en quelque sorte le modèle d’échange de «compétences» dans toute la sous-région. A cela s’ajoutent des superpositions tribales, de puissants groupes criminels, des relations de parentèle. Le tout est sous-tendu par la prédation économique et l’extraction sauvage des ressources fossiles. Ce qui fait la différence, c’est que le réseau de Daech a aujourd’hui une capacité d’attraction infiniment plus importante que celle d’Aqmi. Ainsi, Daech est capable de projeter de Libye des éléments en provenance du Moyen-Orient vers l’Ouest mais aussi vers le septentrion nigérien ou malien, voire l’extrême sud du Niger.

Quelles seraient les conséquences du développement de Daech dans le golfe de Syrte sur les pays de la sous-région ?

Tout dépend de la capacité de Daech, dans les prochains mois, à prendre encore plus d’ampleur. Pour le moment, son réseau ne met pas totalement en péril le contexte sahélien, car le Sahel est encore majoritairement connecté au réseau d’Al-Qaeda. On ne peut écarter l’hypothèse d’une vraie «jonction» vers le Sud pour faire un «pont» avec Boko Haram sur la zone du lac Tchad. Je pense surtout que la stratégie de Daech est de s’approprier les zones d’extraction-production dans un premier temps, donc vers l’Est et ses puits, et ensuite de se positionner vers l’Ouest : Tunisie et sud algérien.

Quels seraient les pays les plus en danger ?

Le pays qui me semble le plus menacé est le Niger, qui n’est pourtant pas le premier visé par l’expansion directe de Daech. Mais il s’agit du pays le plus mal en point, le plus friable. Un souffle pourrait le faire tomber. Il est déjà secoué par les attaques récurrentes de Boko Haram sur sa zone de l’extrême Est.

Le Niger cumule, et sans que personne ne s’en alarme, notamment en France, tous les maux : démographie galopante, démocratie en trompe l’œil, corruption endémique basée sur des réseaux affairistes liés au pouvoir, armée mal formée et mal équipée, faiblesses des institutions républicaines, réseaux sectaires islamistes souterrains le long de sa frontière avec le Nigeria. Et, pour boucler le tableau, un durcissement inquiétant du président Issoufou vis-à-vis de ses opposants, dans l’objectif de sa réélection en février.

Quant au Tchad, son pouvoir autoritaire appuyé par une armée solide, regardée par les Français avec des yeux de Chimène, peut faire face avec efficacité aux menaces extérieures. Enfin, tant qu’Idriss Déby sera en vie… Après, il faudra régler le problème de la vacance du pouvoir à N’Djamena, avec des lignes de fracture tribales ou «tribalo-militaires» qui ont démoli la société tchadienne.